Semer des luttes, soulever la terre. Un jour de novembre, on a cheminé dans l’écologie radicale avec Léna Lazare, porte-parole des Soulèvements de la terre. Déterminée, elle sème des révoltes sur son parcours militant et cultive l’action collective, jusqu’à s’enraciner dans le combat anticapitaliste avec un projet paysan.
Elle se tient debout, dans l’entrée de la maison où elle vit en colocation. Un ancien corps de ferme vêtu de briques rouges, à Flers (Orne). Elle relève le col roulé de son pull, rouge lui aussi, sur son menton. En ce début novembre, l’automne très hivernal l’a eue. « Je crois que j’ai attrapé la crève », souffle Léna Lazare, avant de tousser.
Sur tous les fronts
L’activiste de 26 ans, porte-parole du mouvement Les Soulèvements de la terre, a les traits du visage tirés. Elle se réfugie dans le petit salon rustique. Allume une lumière tamisée. Sert le thé. Frotte ses yeux cernés. Et se lance. « Comme beaucoup d’autres militants, je suis sur tous les fronts. En ce moment, ma vie se partage entre agriculture et militantisme. » Alors qu’elle porte un projet d’installation insoumis au complexe agro-industriel, Léna supporte un procès.
Elle et son camarade Basile Dutertre risquent de la prison avec sursis et une privation de leurs droits civiques, car ils ne se sont pas présentés à une commission d’enquête parlementaire ouverte après la violente manifestation de mars 2023 contre les mégabassines de Saint-Soline. C’est la première fois, dans l’histoire de la Ve République, que des personnes sont poursuivies pour ce motif. Léna dénonce un « acharnement judiciaire », la commission ayant choisi d’examiner les actions menées par Les Soulèvements de la terre ce jour-là, plutôt que la répression policière.
Après cette intro, le militantisme de Léna reprend le dessus sur la fatigue. Ancrée dans son plaidoyer, un sourire en coin parfois, elle partage sa révolte avec simplicité. La lutte écolo chevillée au corps.
Cheminement
Léna naît dans le Pas-de-Calais. Un milieu rural, un territoire en lutte. Souvent, on lui demande si le déclic politique et le sursaut écolo prennent racine dans le parc d’Opale où elle vit ses premières années. « Mon engagement est plutôt un cheminement », confie-t-elle, en glissant une mèche rousse derrière son oreille.
Il y a, au collège, l’indignation qu’elle ressent face à la catastrophe nucléaire de Fukushima. Au lycée, ses premières actions féministes. À la Sorbonne à Paris, en fac de maths et physique, son entrée dans une jeune association écologiste, Lupa (Les universitaires planteurs d’alternatives). Autant d’événements qui la heurtent, la déconstruisent, la politisent.
« Je commence vraiment à militer avec l’asso écolo de la Sorbonne. En 2015, avec la COP21 et les marches pour le climat, les choses bougent. On capte la gravité de la crise environnementale et pourtant on n’avance pas dans notre combat. Dis-toi qu’on n’arrive même pas à obtenir une formule végé au Crous de l’université. Forcément, on pète un câble », lâche Léna, déçue mais pas vaincue.
Ce câble pété et, trois ans plus tard, l’évacuation de la ZAD contre l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes font réfléchir Léna. De déconstructions en actions, elle s’intéresse à la désobéissance civile. Début 2019, elle lance avec des amis Youth for Climate (YFC), la branche française de Fridays for future, mouvement pour la justice écologique et sociale initié par la Suédoise Greta Thunberg. « L’action militante repose sur les blocages. » Les grèves des collégiens, lycéens et étudiants du vendredi s’enchaînent. Jusqu’à la pandémie de Covid-19, qui freine les actions.
Luttes des villes, luttes des champs
Pause. Léna tente d’attraper du bout des doigts des feuilles de thé qui flottent dans sa tasse. Elle relève le regard, ça gratte à la porte. « Je crois que le chat veut rentrer. » Juste avant cette rencontre, ses chats se sont fait la malle dans des ruines voisines de la maison. L’un d’eux a décidé de faire marche arrière. Quant à Léna, elle avance.
En 2020, elle pousse ses réflexions sur la lutte anticapitaliste et l’action collective. Elle quitte Youth for Climate. Des blocages, elle se penche sur le sabotage. Sa pensée se radicalise. La même année paraît le livre d’Andreas Malm, Comment saboter un pipeline. « Cette lecture vient appuyer des discussions qu’on a avec des anciens de YFC. On est plusieurs à vouloir remettre au goût du jour le désarmement », enchaîne Léna, remontée.
À cette envie, s’ajoute celle de fouler la terre des luttes locales. D’arrêter de frapper le bitume des rues parisiennes lors de « manifs privilégiées ». « Les grands combats d’écologie populaire sont souvent liés à des luttes locales : Plogoff, le Larzac, Notre-Dame-des-Landes, Lisle-sur-Tarn… » Le 26 octobre 2014, dans cette dernière commune, Rémi Fraisse, un botaniste de 21 ans, trouve la mort, touché par le tir de grenade d’un gendarme lors d’une manifestation contre le barrage de Sivens. Léna fixe la table basse du salon. En haut d’une pile de magazine, la revue Politis affiche en une : Génération Rémi Fraisse, dix ans après sa mort.
Offensive collective
« Enfin, souffle l’activiste, on veut faire de l’écologie qui parle aux gens et qui a un impact. Au début du mouvement écolo, on était naïfs. On pensait qu’interpeller les pouvoirs politiques suffirait à faire entendre la cause. Mais tant qu’il n’y a pas de rapport de force, ils ne céderont pas et continueront de protéger les multinationales qui détruisent les territoires. »
En janvier 2021, un conglomérat de collectifs écologistes et d’organisations paysannes crée Les Soulèvements de la terre. Ce mouvement de résistance veut construire un réseau de luttes locales et arracher la terre aux capitalistes. Un tournant pour l’écologie radicale et Léna.
Les Soulèvements prônent l’action directe et prennent de l’ampleur. À l’image de la mobilisation contre l’autoroute A69 ou du combat contre les mégabassines de Saint-Soline dans les Deux-Sèvres. Léna, quand elle ne met pas de coups de pioche dans des canalisations, s’occupe de la communication du groupe.
Elle est l’un des seuls visages connus du réseau et incarne l’offensive. « Je suis propulsée dans les médias pour parler du mouvement social, mais je ne le prends pas comme une valorisation personnelle. Je le fais au nom du collectif », souligne celle qui croît en la force des communs. Et même si ça lui prend beaucoup d’énergie, elle est piquée à la lutte et à la stratégie politique.
Récolte
En août 2023, entre autres, le mouvement récolte une belle victoire. « Lors du convoi de l’eau de Saint-Soline à Paris, les gens nous applaudissaient quand on passait dans les villages. Je pense que le territoire est acquis à la cause anti-bassines. C’est ça qui nous porte aussi », frémit l’activiste.
Les Soulèvements sèment des graines qui germent. Et ça ne plaît pas à tout le monde. Peu avant ce convoi, en juin 2023, Gérald Darmanin, alors ministre de l’Intérieur, décide de dissoudre le réseau. Une décision annulée à l’automne suivant, par le Conseil d’État.
« Ça a été un épisode épuisant. Le gouvernement veut nous criminaliser parce qu’on agrège beaucoup de personnes et d’horizons divers. On est pas uniformes, pas contrôlables. Pour simplifier le tout, il nous appelle des “éco-terroristes”, ce qui “légitime” la violence des forces de l’ordre. »
Retour à la terre
Désormais, celle qui habite les luttes radicales veut habiter un territoire, et même les deux à la fois. Elle veut concrétiser sa pensée, autrement. Récolter, dans les champs. « Il y a lutter contre des projets et tout ce que l’on construit par ailleurs. Et dès maintenant. »
Elle est en projet d’installation agricole avec son copain, membre de Solidarité paysans, en grandes cultures dans la Basse-Normandie. « Ce sera une exploitation de 60 hectares où on cultivera du blé, du sarrasin et du seigle pour produire du pain. On aura un four et une boulangerie à la ferme », décrit la jeune paysanne.
C’est son engagement aux Soulèvements qui l’a conduite à s’intéresser aux enjeux paysans puis à se former. D’abord, à travers des études agricoles classiques. Puis, dans des réseaux alternatifs : Terres de luttes, L’Atelier paysan… « J’ai aussi été en stage à la coopérative agricole de la ZAD de Notre-Dame, La Bocagère. »
Trouver sa place
Son projet est intimement politique. « J’ai envie de revenir à la terre, en milieu rural. Je veux aussi contribuer à la lutte paysanne : reprendre 60 hectares, ça représente beaucoup, certes. Mais ces terres, on les sort potentiellement d’un accaparement agro-industriel ou d’une bétonisation. Avoir grand, c’est également avoir la possibilité d’installer des jeunes paysans chez nous et de participer à la casse de l’agriculture productiviste. »
L’agrandissement des fermes, toujours plus financiarisées, et la problématique du renouvellement des actifs inquiètent Léna. Son projet agricole s’inscrit dans un territoire où les fermes laitières sont nombreuses et galèrent à transmettre, comme dans d’autres coins de France. Si 200 fermes disparaissent chaque semaine dans le pays, la taille moyenne de celles qui restent gonfle.
« On a trouvé un cédant. J’ai eu un vrai coup de cœur pour cet homme qui a consacré toute sa vie à son élevage. Il est locataire sur ses terres, et on va bientôt entamer les négociations avec les propriétaires pour obtenir le fermage et valider la reprise de la ferme, précise Léna. J’espère que tout ira bien et qu’on sera installés en 2026. »
Le thé est terminé, et la jeune femme tousse à nouveau. « Faudrait que j’aille dormir », baille Léna en se levant de son fauteuil. « La période que je traverse est joyeuse, mais aussi stressante. S’installer et défendre une agriculture paysanne, c’est difficile quand tout nous pousse à être intégré dans le système agro-industriel dominant. Mais je sens que c’est là ma place. »
Photo bannière : Léna Lazare sème des révoltes sur son parcours militant et cultive l’action collective. Crédit photo : Pauline Roussel
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