Dominique Vauprès, la victoire de l’endurance d’un éleveur contre RTE

par | 16 Déc 2024 | 12/2024, Culture et société

La procédure n’est pas encore close, mais Dominique Vauprès vient de remporter une vraie manche dans le combat judiciaire qui l’oppose à RTE, plus de trente ans après l’irruption de graves problèmes dans son troupeau de vaches laitières.

Il y a sans doute un mètre cube de dossiers et de documents, consignés dans un grand sac, mais c’est sans une note qu’il raconte tout, dans la salle à manger de cette maison élégante située à l’entrée du hameau, héritée de ses grands-parents. Sans une note, et sans que sa voix, grave, ne se départisse de son calme, comme figée par une longue colère.

Ce sont trente-trois ans de combat qui viennent de s’écouler pour Dominique Vauprès. Pas n’importe quel combat : celui d’un David contre un Goliath. Un éleveur laitier d’un village du sud-Manche, riche d’une centaine de vaches, contre l’entreprise RTE, filiale d’EDF en charge du réseau de transport d’électricité, qui affichait 4,9 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2022.

Soudain, des mammites à répétition dans le troupeau

Depuis 1984, la première ligne à très haute tension (THT) qui relie la centrale nucléaire de Flamanville au reste du pays passe à moins de 300 mètres au-dessus de la ferme des frères Vauprès. Ils travaillent en Gaec, après avoir repris l’activité de leurs parents, à Montgothier, village désormais fusionné avec Isigny-le-Buat, dans le sud de la Manche.

« RTE le sait sûrement mais, nous, on ne sait pas pourquoi les problèmes ont commencé à partir de 1991 », énonce Dominique Vauprès avec une once d’ironie tranquille. « Les problèmes », ce sont les mammites à répétition dont se mettent à souffrir leurs vaches laitières. Ces inflammations nuisent à la quantité mais aussi à la qualité du lait produit, le rendant invendable, et nécessitent des traitements antibiotiques.

« Avant, quand une bête avait une mammite, on arrivait à s’en rappeler. Mais à l’automne, cette année-là, on a dû commencer à écrire sur des bouts de papier pour se souvenir, et on a fini par tout noter dans des cahiers car on n’arrivait plus à suivre. On avait 150 à 200 cas par an, pour une soixantaine de vaches ! Des taux de 400 000 à 600 000 leucocytes, alors qu’il faut rester en dessous des 250 000 ! Et on avait des coûts de véto trois fois plus importants que la normale. »

Des pistes sont explorées : « On a fait un audit de l’élevage, puis une analyse de la ventilation du bâtiment. On appliquait trois fois plus de normes d’hygiène que les collègues. » Le vétérinaire ne comprend pas, celui qui lui succède non plus. Dominique envisage d’arrêter, mais son frère, son aîné de dix ans, n’est pas d’accord. Il renonce donc à renoncer, craignant de tout perdre.

Il envisage comme explication les effets de la ligne THT, suivant de loin le combat de Serge Provost, un autre éleveur situé plus au sud, sous la même ligne. Celui-ci a créé l’Anast, l’association Animaux sous tension. « Mais mon frère n’y croyait pas. Bref il a pris sa retraite en 2007, j’ai racheté ses parts. D’ailleurs on ne se parle plus », ajoute-t-il avec une moue déçue, sans s’attarder.

« Aussitôt après, j’ai pris contact avec Serge. Il est venu avec ses appareils mesurer l’électricité dans la stabu, il y avait des courants vagabonds qui se promenaient partout, dans les cornadis [barrière en métal devant la mangeoire, NDLR], toutes les tubulures métalliques de l’installation. »

L’éleveur contacte aussitôt la chambre d’agriculture, son syndicat de l’époque la FDNSEA, et RTE. RTE fait un rapport, « mais je ne l’ai jamais eu. Pourtant l’ingénieur m’a dit alors qu’il y avait en effet un problème auquel il ne s’attendait pas », dit-il avec un demi-soupir. Le GPSE, Groupe de travail permanent sur la sécurité électrique dans les exploitations agricoles, a été mis en place par le ministère de l’Agriculture dès 1999 pour étudier les plaintes des éleveurs. Il associe les chambres d’agriculture, des vétérinaires et RTE, ainsi que des représentants de l’État.

Dominique Vauprès se souvient de leur intervention de diagnostic comme d’une descente de juges qui remettent en cause son savoir-faire professionnel, alors qu’il a alors vingt-deux ans de métier, est diplômé d’un BTS et issu de plusieurs générations d’agriculteurs. Le visage toujours stoïque, il laisse poindre une amertume : « Ils viennent pour voir ce qui peut être mis en place, mais ils vous disent surtout que vous ne savez pas travailler. Ils ont fait plein d’analyses, pour zéro résultat. »

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RTE assume des travaux électriques d’ampleur

Par une convention signée avec le GPSE en 2008, RTE effectue de gros travaux sur l’exploitation pour mettre la stabulation en équipotentialité (cf schéma ci-dessous), en installant en fond de fouille une boucle de cuivre enterrée à 80 cm de profondeur, tout autour du bâtiment, reliée à toutes les parties métalliques et à une grille installée sous le sol.

Schéma expliquant le dispositif électrique pour éviter les différences de potentiel électrique d’une exploitation (Source GPSE 2019-Capture d’écran)

Dans son visage encadré d’une barbe fournie, sombre, à l’exception de ce menton blanc qui trahit peut-être les soucis constants, son regard noir brille d’une colère rentrée à ce souvenir : « Selon eux, ce n’était pas grave s’il y avait de l’électricité vagabonde dans le sol, tant qu’il n’y avait pas de différentiel de plus de 0,5 volt entre les pattes avant et les pattes arrière, la vache ne sentait soi-disant rien. Sauf qu’après ces travaux, c’était pire qu’avant ! »

La résistance électrique des bovins est la plus faible, selon ce document du GPSE en 2019 (Capture d’écran)

Dominique Vauprès raconte, la voix toujours contenue, mais vibrante, tous les problèmes de comportements qui saisissent ses bêtes à la suite de ces travaux « qui ont coûté je ne sais combien à RTE » [La presse de l’époque évoque un montant de 80 000 €, NDLR]. « Il y avait des endroits de la stabu où les bêtes ne voulaient plus passer, notamment par-dessus cette boucle de cuivre, c’était tout un truc pour les faire sortir de la stabu et, bien sûr, les mammites continuaient ! »

Seul répit : le mois d’août 2012. Ce mois-là, le lait de ses vaches s’améliore. C’est que RTE a coupé le courant, le temps de construire une seconde ligne THT, la Cotentin-Maine, qui transportera l’électricité produite par l’EPR. L’agriculteur demande à un collègue voisin son robot de traite, qui analyse le lait à chaque traite, en mesurant la conductivité électrique, qui peut révéler une inflammation des cellules et donc une mammite. Il constate que « la conductivité du lait de tout le troupeau a chuté ! Mais bien sûr, pour la vétérinaire de RTE, c’était mon collègue qui avait mal réglé son robot… » Il grimace et se tait, son opinion est faite sur des conflits d’intérêts qu’il y aurait eu au sein du GPSE.

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Premier procès en 2012, échec

2012, c’est aussi la date de son premier procès contre RTE. « Après l’échec de ces travaux de mise en équipotentialité, je les ai assignés en référé. Je voulais qu’ils m’aident à délocaliser mon troupeau et m’indemnisent totalement. Après que la Chambre d’agriculture avait évalué mes pertes depuis 1991, RTE m’avait fait un chèque en 2009. Mais seulement pour deux années, 2007 et 2008 ! Pour moi, cette indemnisation et les travaux qu’ils avaient faits chez moi, c’était une reconnaissance complète de leur responsabilité. » Le tribunal de Coutances ne l’entend pas ainsi et rejette sa demande le 21 juin.

Peu importe. Avec Kevin, le jeune agriculteur dont l’arrivée dans le Gaec lui redonne courage, Dominique Vauprès est déterminé à délocaliser ses vaches. Sûr de l’effet délétère de la ligne THT, mû par l’envie de faire son métier. « Ils me demandaient tous à ce moment-là pourquoi je n’arrêtais pas. » Il s’arrête, puis explique, avec un sourire franc et tranquille : « Je suis éleveur. »

Seule issue, la délocalisation du troupeau

La troisième banque qu’il sollicite lui accorde un prêt, et il délocalise son troupeau en 2014, à 8 km de chez lui, au Mesnillard. « Et là, ça se passe comme chez tout le monde, témoigne-t-il, le visage soudain tout éclairé. Il n’y a pas zéro problème, car on travaille avec du vivant, ce ne sont pas des maths ! Mais on a trois fois moins de mammites, avec deux fois plus de vaches puisqu’on a repris le troupeau de celui qui partait. Avec du lait de très bonne qualité. »

Le soulagement ne vient pas immédiatement, « car cela prend plusieurs semaines, voire plusieurs mois pour soigner une mammite, il faut le temps de tarir, que la vache refasse un veau, ce ne sont pas des machines ! Mais sur six mois, un an, on voit l’amélioration, et là, enfin, je me fais plaisir ! »

Le ton enjoué se rembrunit, et Dominique Vauprès lâche : « Ils m’ont quand même bousillé toute une partie de ma vie professionnelle. De 30 ans à 53 ans, quand on est au top, normalement… »

La Carte des interventions du GPSE entre 2014 et 2021 donne une idée de la concentration des difficultés dans la Manche, au départ des deux lignes THT (capture d’écran)

À peine réinstallé, il reprend la lutte. « J’ai respiré un peu, mais je l’avais dit, ce n’est pas parce que je délocalise que je vais arrêter. Même s’ils sont gros, je suis convaincu qu’ils ont tort, et pas que pour mon cas. Je continue aussi pour ceux qui ont dû fermer boutique. Je ne suis pas quelqu’un de très bruyant ni de très expansif, mais je ne supporte pas d’être sacrifié au nom de l’utilité publique. Je veux qu’on m’indemnise et puis c’est tout. »

Et puis il y a Serge, l’ami dont Dominique Vauprès cite souvent le nom, avec gratitude, et tristesse. Serge Provost est l’éleveur qui a remué ciel et terre contre RTE, pour défendre son exploitation, qu’il a fini par liquider en 2003, et défendre tous ses pairs. « On commençait à être nombreux à se mobiliser, dans toute la France », raconte Dominique Vauprès, citant par exemple la réunion publique à Saint-Laurent-de-Terregatte (Manche) « où on était 150 personnes venues aussi bien du sud-Manche que de Bretagne, de Corrèze, de Mayenne, de Loire-Atlantique, etc ».

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La solidarité comme clé de l’endurance

La chaleur de sa voix dit que cette solidarité-là fait partie des clés de sa résistance. Il a puisé de la force auprès de ses pairs. « Et c’est à cette réunion là que l’avocat de Paris, Me Lafforgue, nous explique qu’il y a matière à aller en justice. » Pari gagné huit ans plus tard pour son Gaec, avec les jugements rendus par la cour d’appel le 17 octobre 2023 et le 29 octobre 2024, « au moins pour la première manche », insiste l’éleveur.

Car RTE a fait un pourvoi en cassation sur le jugement sur le fond délivré en 2023, et va peut-être le faire aussi sur le montant de l’indemnisation accordé en 2024. 444 417 €, c’est 40 000 € moins que le montant imposé en première instance, en 2022, mais cela reste une somme symboliquement forte. « Je suis content, reconnaît Dominique Vauprès, un tremblement soudain dans la voix, mais surtout, je n’en reviens pas ! »

Car il se souvient de tous les procès auxquels il s’est rendu, pour soutenir d’autres collègues dans sa situation – « On essaie toujours d’être une dizaine dans la salle, venus de partout », souligne-t-il. Il connaît les revers de justice, ou les indemnisations « ridicules ». « Je pense à Alain [Crouillebois], dans l’Orne, qui a perdu en appel en juin, c’est dingue, avec le dossier qu’il avait ! Et la même cour, le même juge que moi ! Je pense aussi aux Charuel, à côté, à Isigny-le-Buat. Ils avaient dû fermer leur exploitation. Oui, Thierry a gagné contre RTE. Mais alors que ses pertes avaient été estimées à 800 000 €, il avait eu seulement 140 000 € en première instance, et même pas 40 000 € en appel ! » Alors, Dominique Vauprès savoure sa chance.

Comment il a tenu ? La question lui demande un temps de réflexion. Sous le portrait de ses deux filles, en bonne place sur le mur, Dominique Vauprès cite les siens, et d’abord son épouse. Reconnaissant de son soutien, soulignant aussi la chance qu’elle ait eu une profession « en dehors de tout ça ».

Quant à elle, elle évoque tout de même les soirées si nombreuses « à chercher sur Internet, à essayer de comprendre, à chercher des appuis, et au moment des travaux… Ça nous a pris une telle énergie », témoigne-t-elle, le regard lointain. Lui préfère se souvenir « qu’au moins on pouvait parler d’autre chose quand on se retrouvait, contrairement à mon collègue d’Isigny qui travaillait avec sa femme, ils étaient là-dedans tout le temps. Et moi je savais que mes filles n’allaient pas reprendre », explique-t-il, comme une pression en moins.

Dominique Vauprès, heureux après un vêlage, le 30 octobre 2021 (photo de Neil Grant, DR)
Dominique Vauprès, heureux après un vêlage, le 30 octobre 2021. Crédit photo : Neil Grant (droits réservés)

En ce début novembre 2024, à 63 ans, Dominique Vauprès n’est plus éleveur. Il a revendu son Gaec en 2022. « Quand j’ai arrêté, je vendais mon lait à 30 centimes d’euro. Il était à 2,20 francs quand j’ai démarré », remarque-t-il. Il reste cependant agriculteur à titre principal, cultivant 30 hectares. « Des céréales, et du miscanthus, une sorte de roseau qui sert de paillage, de litière, et même de combustible. Le gros avantage, c’est que ça repousse tout seul, bref c’est un truc de retraité », dit-il avec le petit sourire de celui qui se pose enfin un peu.

Pour expliquer son endurance, sur plusieurs décennies, il conclut : « On parle toujours de la sagesse du paysan, mais c’est qu’il n’a pas le choix ! Sinon, il devient fou. Rien qu’avec la météo, il y a déjà tant à gérer ! Ce n’est pas plus compliqué que ça. »

*Depuis la parution de cet article, RTE a porté un recours en cassation dans le jugement concernant l’éleveur Dominique Vauprès

Photo bannière : Dominique Vauprès rouvre l’un des nombreux cahiers d’élevage où il consignait chaque année 150 à 200 cas de mammites inexplicables. Crédit photo : Isabelle Bordes

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