Début octobre 2024, près de Rennes (Ille-et-Vilaine), le Réseau de Ravitaillement des luttes du pays rennais et les Greniers des Soulèvements de la terre organisaient la deuxième édition de leur Fête des récoltes. L’occasion de lier pratique et théorie. De mettre en perspective les résistances paysannes passées et celles à venir. Reportage.
Une limace glisse sur une motte de terre. « Il y en a qui n’en ont jamais vue », murmure Romain, l’air pensif. Accroupi, occupé à désherber à la main, il se redresse. Autour de lui, une centaine de personnes jardinent dans une parcelle. Des connaisseurs, voire des paysans, et des inconnus de la terre aussi.
Sous un ciel ensoleillé, ce matin d’octobre, le Réseau de Ravitaillement des luttes du pays rennais (R2R) et les Greniers des Soulèvements de la terre organisent la deuxième édition de leur Fête des récoltes. Un événement pour célébrer la production des deux collectifs qui approvisionnent les mouvements sociaux, et mettre les mains dans la terre avec deux chantiers maraîchage. Un moment joyeux, de révolte et d’insoumission à l’agro-industrie.
Autonomiser les luttes
R2R et les Greniers occupent deux lopins à la Ferme en Cavale, une petite exploitation de 20 ha à Vezin-le-Coquet, près de Rennes (Ille-et-Vilaine). « Les chantiers maraîchage attirent du monde. Ils ont lieu environ une fois par mois. Ce sont des moments de production et de discussions »,résume Romain, perché sur ses grandes gigues.Lui, travaille sur la parcelle de R2R. « Viens, on va aller voir celles des Greniers », engage le militant.
Il faut se frayer un chemin entre les rangées et les maraîchers. Aux portes de l’hiver, les participants au chantier ramassent essentiellement des courges et préparent les sols pour la saison prochaine.
« Tout ce qu’on récolte permet de nourrir les grèves et les mobilisations, dans l’objectif d’autonomiser les luttes, les alimenter et les faire perdurer », déroule Romain, lui-même en projet d’installation agricole.
Subsistance subversive
Derrière des haies fruitières et des ronciers dodus, la parcelle des Greniers. Un bout de terre englouti sous les herbes, jonché de chardons et de rumex. Dans un coin, Colibri (pseudonyme issu de la fable du colibri pyromane) coupe des rhubarbes.
Depuis mars, l’ex-étudiante en anthropologie de 25 ans se forme aux côtés de R2R et des Greniers. « Je projette de m’installer en maraîchage, sourit la femme à la longue chevelure dorée. J’ai besoin d’être en prise avec le concret. »
Ce qui la motive à être là, c’est la quête d’indépendance complète des mouvements sociaux, processus dans lequel l’autonomie alimentaire est une première pierre qui rend l’acte de subsistance subversif. « On veut vivre et lutter loin des sentiers battus de l’agro-industrie contre laquelle on se bat, même si c’est compliqué », poursuit Colibri, la voix grave, en coupant une dernière rhubarbe.
Elle récupère son bouquet de légumes et d’un pas assuré, botté de pompes de rando, elle file. « J’emmène ça à la cantine pour ce midi, si jamais ça les intéresse. Ensuite, je reviens tailler les fruitiers et pailler le sol », lâche-t-elle à ses camarades.
Trouver sa place
Une petite brise se lève, mais ne rafraîchit pas l’air. Le soleil tape de plus en plus fort et ça grouille dans les jardins. Ça pioche, ça ratisse, ça paille. Aude, Laura et Carla, âgées de 23 à 25 ans, ont fini de ramasser des betteraves et des patates. Elles grattent la terre avant que les fèves ne soient semées.
« C’est notre première fois avec les réseaux », confie Clara. « On apprécie d’intégrer les luttes à travers cette action de maraîchage. En plus, ce soir, on va danser lors du fest-noz, se réjouit Laura en se dandinant. L’engagement dans les champs, c’est différent de l’affrontement, mais tout aussi essentiel. Ça nous permet de trouver une place dans le processus de lutte sans avoir la charge émotionnelle de l’action directe. » Elle frotte ses gants, et un petit nuage de poussière terreuse s’envole.
Clare et Aude comparent le ravitaillement aux caisses de grève et méditent sur la complémentarité des actions : « Fournir de la bouffe aux luttes permet de rendre les gens égaux dans leur capacité à se mobiliser. L’alimentation n’est plus un frein et toutes les énergies peuvent se concentrer sur la cause. »
Dans la rangée d’à côté, Amaury, 24 ans, aère et émiette la terre avec une grelinette. Enfoncer l’outil dans le sol avec le pied, l’incliner pour remonter les fourches, recommencer. Le geste est satisfaisant. « C’est agréable en effet, la terre est humide en profondeur, sèche en surface. Maintenant, quelqu’un va passer pour casser les dernières grosses mottes à coups de râteau », sourit celui qui est fromager en ferme. « Je suis ici pour politiser mon métier en participant aux luttes paysannes. J’attends avec impatience les conférences de cet après-midi. »
Ancrage, histoire et territoire
À 14 h 30, après un déjeuner partagé sur de grandes tablées, les conférences commencent. « Ça va être un après-midi un peu père Castor », s’excuse au micro Carlota (pseudonyme), depuis une scène sous un chapiteau de cirque. L’assemblée rit. « Mais il y a peu de moments de transmission dans la lutte actuelle, et cela nous semblait essentiel de parler de l’histoire des luttes paysannes en Bretagne », poursuit la militante.
Sur la scène, il y a également Jojo (pseudonyme) des Soulèvements de la terre. C’est l’animateur de ce temps de rencontre avec Stéphane Galais, secrétaire national de la Confédération paysanne, Jean-Louis Martin, ancien adhérent du syndicat des Travailleurs Paysans, Gérard Bricet, paysan et retraité dans un quartier populaire, et Patrick Bougeard, paysan retraité, syndicaliste et ex-président de Solidarité paysans.
« Nos actions sont possibles parce qu’elles s’ancrent dans un territoire de luttes. Une tradition et des alliances nous permettent d’exister. Il faut s’inspirer de cette histoire pour nourrir les contestations à venir », souligne Carlota.
En cinq ans d’existence pour le R2R et avec une dizaine de greniers en France pour les Soulèvements de la terre, nombreux sont les mouvements sociaux qui ont été approvisionnés. À l’image du ravitaillement passé des cheminots de Rennes lors de la réforme des retraites ou celui à venir du piquet de grève de l’usine Michelin à Cholet.
« Je me souviens qu’on a aidé les facteurs rennais pendant une mobilisation et qu’ils sont ensuite venus nous aider dans les champs. Sortir du corporatisme, c’est la clé de futures victoires », glisse Carlota, en aparté des discussions sous le chapiteau. En nourrissant la grève, les collectifs créent du lien entre lutte urbaine et lutte des campagnes.
Héritage politique
Tout comme la Confédération paysanne, R2R et les Greniers sont les héritiers de l’histoire du syndicat des Travailleurs Paysans, incarné par la figure de son président Bernard Lambert, et des luttes de ravitaillement des années 1960 et 1970. Pour donner un panel non exhaustif, après mai 68, il y a eu le printemps breton et toute une série d’émeutes paysannes, notamment à Quimper (Finistère) et à Redon (Ille-et-Vilaine). Il y a eu, aussi, les luttes contre le remembrement de Trébrivan (Côtes-d’Armor) ou de Fégréac (Loire-Atlantique), ainsi que la grève du lait en 1972.
Et Jojo, de lire à l’assemblée un témoignage de Michel Tarin, paysan et opposant historique au projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes (Loire-Atlantique) : « On a participé à mai 68 en tant que Paysans en lutte [une organisation]. On avait organisé un soutien des paysans du coin à la première usine occupée, Sud-Aviation à Bouguenais [Loire-Atlantique]. Le ravitaillement a été la première forme de soutien concret. On apportait des patates, du lait, de la viande, des légumes. Il y avait des bouffes en commun, des discussions à n’en plus finir. »
Pour Carlota, entendre ce récit est rassurant. « Nos actions ont déjà été menées il y a 50 ans. Notre volonté d’alliances entre le mouvement ouvrier, écolo et paysan a déjà été concrétisée. Cela légitime nos luttes et nous donne une responsabilité historique. »
Le témoignage de Michel Tarin continue : « Le 24 mai 68, on a rebaptisé la Place Royale à Nantes, Place du Peuple, pendant une grosse manif. Nous, les paysans, on y était avec les tracteurs, les épandeurs à fumier et tout ça, pour faire pousser les carottes en ville. Quand on a quitté la place pour remonter vers la préfecture, ça pétait sec, on était vraiment des terroristes à l’époque. » Selon Carlota, leur mode d’action d’aujourd’hui ne sont pas plus radicaux qu’hier. « Ce qui change, c’est la répression. Même s’il y en a toujours eu, elle est plus violente. »
Faire classe
Aussi, luttes paysannes et luttes des classes ont toujours fait corps face à un ennemi commun : l’agro-industrie. Patrick Bougeard développe : « Penser que tous les paysans sont des petits patrons, c’est une vision trop simpliste qui nous empêche une prise de conscience révolutionnaire sur des bases prolétariennes. Beaucoup de paysans ont plus le statut d’ouvriers que de patrons et il y a une lutte des classes interne au monde agricole. La question c’est : qui aliène ? »
On pense alors à la lutte de Sainte-Soline (Deux-Sèvres). Les méga-bassines sont pensées pour irriguer des céréales qui seront stockées dans des silos et destinées à l’exportation internationale via le port de la Rochelle. Une partie de ces silos appartient au géant InVivo, qui profite du blé. « Le complexe agro-industriel est composé de voleurs de valeur. Il pille les producteurs de leur travail », s’agace Carlota.
Enfin, les luttes passées et à venir prônent l’installation massive de paysans et paysannes, alors que la France a perdu deux millions de fermes en cinquante ans. En 1981, il y a eu l’affaire Ferrière à Riaillé (Loire-Atlantique), où le mouvement des Travailleurs Paysans a occupé les terres en friches d’un riche propriétaire, le Comte de Durefort, pour y défendre coûte que fourche l’installation de Sylvie et Michel.
Plus proche de nous, il y a eu les installations paysannes sur l’ex-ZAD de Notre-Dame-des-Landes. Mais le chemin vers une France avec un million de paysans est long face à la force de frappe du syndicat agricole majoritaire et productiviste, la FNSEA.
C’est la fin de journée, le soleil est tombé et le froid s’est levé. Des néons bleus illuminent le chapiteau, le fest-noz va commencer. On croise Amaury, l’homme à la grelinette. Lui qui voulait politiser ses actes, a-t-il été nourri par cette journée ? « J’ai le sentiment de faire classe et d’avoir raccroché mon métier de fromager à quelque chose de plus grand. D’avoir conscientiser l’héritage politique des luttes. Dans l’histoire, il y a des actions qui se reproduisent et s’entretiennent. »
Photo bannière : Début octobre, le Réseau de Ravitaillement (R2R) et les Greniers des Soulèvements de la terre ont organisé la deuxième édition de leur fête des récoltes, à Vezin-le-Coquet (Ille-et-Vilaine). Crédit photo : Pauline Roussel
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