Dans les années 1970, Trébrivan, près de Carhaix, subit un remembrement autoritaire. Malgré la vive contestation d’une partie de la paysannerie, l’administration s’acharne et envoie les bulldozers pour arracher le bocage, sous la protection des gardes mobiles. Dans le village, le souvenir de ce conflit persiste.
« Ici, avant, il y avait une haie tous les cinq mètres, à chaque poteau électrique. » « Ils ont mobilisé les gardes mobiles pour protéger les bulldozers qui détruisaient les talus. » « Pendant une manif’ contre le remembrement, dans l’objectif de mon appareil photo, j’ai vu ma femme se faire violenter par deux CRS. Un troisième était sur le point de lui mettre un coup de crosse dans le ventre. » « Ils » ont détruit le bocage, et avec lui, les relations sociales.
Les témoignages d’Anne-Marie Fourrier, René Chevallier et Alain Goutal se croisent. Tous trois ont vécu le remembrement de Trébrivan. Dans les années 1970, cette petite commune des Côtes-d’Armor devient le théâtre d’une vive contestation contre cet aménagement foncier qui va tout changer, bouleverser, déplacer, araser, écraser.
Des récits à l’écho assourdissant, tant les opérations de regroupement des parcelles agricoles morcelées ont façonné la manière d’habiter les territoires. C’est un sujet contemporain, et même celui du jour : la nouvelle bande dessinée d’Inès Léraud et Pierre Van Hove, Champs de bataille : l’histoire enfouie du remembrement, paraît ce 20 novembre aux éditions La Revue dessinée – Delcourt.
Horizon remembré
Pour ceux qui ne l’ont pas connu avant les années 1970, le hameau de Kerbasquen semble arboré. Parce qu’on s’est habitué : habitué aux terrains plats à perte de vue, sans haie ni bosquet. Habitué à voir, parfois, une maigre rangée d’arbres au fond d’un champ, comme si cela suffisait à créer la richesse du bocage.
Pour les autres, Kerbasquen n’est rien de tout cela. « Il suffit de regarder les plaines qui s’étendent au loin, souffle Anne-Marie Fourrier. Ça n’a rien à voir avec ce que j’ai connu. Les talus ont disparu. » Sauf un, sur le chemin. « On s’est battus pour le garder. »
Anne-Marie foule d’un pas calme le goudron de la route de campagne qui mène à sa maison. Derrière ses lunettes teintées, son regard scrute l’horizon. Elle s’arrête. À ses pieds, deux bornes en béton gisent dans un fossé humide. « Ces bornes sont déterrées quand les agriculteurs labourent les sols. Il y a 50 ans, elles servaient à délimiter les parcelles à remembrer. »
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la France s’engage à marche forcée dans la modernisation de son agriculture. La redistribution des terres devient un outil clé. Les petites parcelles éclatées çà et là dans les campagnes sont regroupées pour créer des exploitations plus vastes, accessibles et productives. Pour y parvenir, les propriétaires échangent leurs lopins éparpillés, les accès sont redessinés, les terrains nivelés, et les « obstacles » aux passages des machines éliminés : mares, haies, talus, bosquets…
Expérimentation et favoritisme
À Trébrivan, ce processus prend une dimension particulière. « [Les opérations de remembrement] suivent une procédure atypique, permise par des crédits spéciaux de rénovation rurale : il s’agit d’un aménagement foncier expérimental, “accéléré dans ce sens qu’il sera demandé au géomètre et aux commissions de mener les opérations de façon intensive pour réduire au minimum les délais” », écrit Léandre Mandard, historien et co-auteur de Champs de bataille, dans son article Contester le remembrement rural en Bretagne dans les années 1970 : le cas de Trébrivan.
Le remembrement est piloté par une commission communale, composée de représentants de la Direction départementale de l’agriculture (DDA) et de trois propriétaires. Un premier projet de remembrement est présenté à la population. « À part quelques anomalies, il convenait », se remémore Anne-Marie. Témoin discret, mais direct, elle a 19 ans lorsque les opérations de remembrement commencent dans son village.
Aujourd’hui, la femme aux cheveux gris retenus par une barrette a 70 ans, de la gouaille et beaucoup de souvenirs. « [En juin 1973] le plan définitif n’avait plus rien à voir avec le premier jet. C’est à ce moment que ça a commencé à remuer, parce qu’il y avait une vraie volonté d’éliminer les petites fermes en donnant leurs meilleures terres à des propriétaires favorisés par la commission. »
Syndicat de défense
Des voix s’élèvent, notamment celle de son père, Raymond Fourrier, président du syndicat de défense contre le remembrement. Pourtant, rien ne prédestinait l’homme à se rebeller. « Papa était agriculteur dans le hameau. C’était un homme pragmatique, éduqué et posé. Il n’était pas du genre à remettre en cause l’ordre établi, sourit Anne-Marie, avant de trancher : Nos “adversaires”, ceux qui étaient pour le remembrement, l’appelait “le Grand Blanc”. C’était un homme de droite, quoi. »
La famille Fourrier possède, pour l’époque, une grande ferme de 25 hectares avec des terres déjà remembrées. « On n’était pas vraiment concernés par le remembrement. Mais un jour, des agriculteurs impactés par des échanges de terres injustes sont venus chercher papa. Quand il a vu tous les petits paysans qui se faisaient avoir, il s’est engagé à leurs côtés. » Les opposants se réunissent souvent dans la salle à manger de la petite maison où vit désormais Anne-Marie.
Fin de la promenade, elle entre dans la pièce toute de merisier vêtue, et s’installe à table, un bol de café à la main. Ici, jusqu’à une centaine de contestataires se sont réunis. « J’assistais dans l’ombre aux réunions. Je faisais des études agricoles où l’on m’apprenait, dans la théorie, que le remembrement était une bonne chose pour faciliter le métier. Sauf que, dans la pratique, c’est comme le communisme : tout dépend de comment on l’applique », hoche Anne-Marie.
À l’époque, la mairie de Trébrivan, dont le premier édile est Jean-François Le Goff, est « rouge ». « C’est la gauche qui a voulu ce remembrement inégalitaire. Ça me surprendra toujours, fustige Anne-Marie, une pointe de déception dans la voix. Dans la commission, il y avait des membres du conseil municipal, leur famille et leurs amis… Des agriculteurs déjà bien lotis, qui se sont servis aux dépens des autres. » Elle coupe un gâteau pour accompagner son café : « Le plan d’aménagement avait été monté pour les arranger, pour qu’ils aient les meilleures parts et qu’ils refourguent aux pauvres les moins bonnes. Ils avaient les pleins pouvoirs et ne s’en cachaient pas. »
Contestation, répression
Réagir face à l’injustice, à un remembrement inique, voilà la ligne de conduite du syndicat. Contacté par Les Champs d’ici, Léandre Mandard, qui prépare une thèse intitulée Révolution dans le bocage. Genèse, exécution et contestations du remembrement rural en Bretagne (1941-2007), nous explique : « Les réfractaires développent une critique sociale et économique de l’opération. Ils ne sont pas contre le remembrement en soi, qui permet une certaine évolution, mais contre la manière dont il s’opère. »
De nombreux recours en justice sont déposés par les paysans et paysannes lésés, spoliés de leurs bonnes terres en échange de mauvaises terres. À deux reprises, en 1973 et en 1974, des contestataires envahissent la mairie pour perturber l’adjudication des travaux d’aménagement des chemins ruraux. En mai 1974, pour étouffer la protestation, les gendarmes sont déployés. Malgré la résistance, le maire lance les opérations de remembrement au pas de charge. Désormais, les conflits contre le remembrement autoritaire se passent dans les champs.
Malgré la contestation, les bulldozers déboulent dans les champs pour les remembrer en 1974 à Trébrivan.
Crédit photo : Félix Le Garrec
Quand les bulldozers, « les bull’ », déboulent pour araser les talus à l’été 1974, la contestation est à son comble. Les opposants se ruent dans les champs et devant les engins pour protéger le bocage. À partir de 1975, les gardes mobiles accompagnent les bulldozers « pour qu’ils fassent le travail ». « C’était la guerre civile », jette Anne-Marie. « Les heurts sont quasi quotidiens », précise Léandre Mandard.
Anne-Marie se souvient alors de cette paysanne qui, pour protéger sa ferme, se dresse devant un bulldozer, avant d’être traînée par l’engin dans la terre. Une image à la Tian’anmen, quelques années plus tard. Ou encore, de cette autre femme, qu’elle surnomme l’écureuil, qui s’accroche à ses arbres, une pratique courante des réfractaires. Comme Thomas Brail, l’opposant à l’autoroute A69 entre Toulouse et Castres, qui s’est à nouveau accroché dans un arbre en 2024, devant le ministère de la Transition écologique à Paris, pour dénoncer l’artificialisation des sols.
Soutiens extérieurs
C’est une « lutte emblématique » qui se joue en Centre-Bretagne, attirant de nombreux soutiens. Parmi eux, Loeiz Roparz, président de l’Association de défense du terroir breton, le couple de cinéastes Nicole et Félix Le Garrec, qui immortalisent les affrontements à travers leurs photographies et leur diaporama La Guerre du remembrement, ou encore les maoïstes, ardents défenseurs des paysans pauvres.
René Chevallier, aujourd’hui âgé de 71 ans, en faisait partie. Fils de paysans normands, fervent militant de la cause animale et agricole, il s’installe à Saint-Brieuc en 1972. Soixante-huitard convaincu, il rejoint l’Union des communistes de France marxiste-léniniste (UCFml). « On a commencé à se rendre à Trébrivan à partir de 1974-1975 », raconte l’ancien maoïste.
« Je me suis mobilisé car j’étais contre l’hypermodernisme. Je voyais l’agriculture évoluer dans le mauvais sens, avec les élevages porcins hors-sol, et je considérais le remembrement comme un vol, la première étape de l’accaparement des terres et de la disparition de la population agricole », souffle René, en redressant le col camionneur de son pull. Sur les murs de son salon à Maël-Pestivien, situé à une vingtaine de kilomètres de Trébrivan, des peintures d’animaux — cheval, cochon, vache — témoignent de son attachement au monde rural. « Je me suis installé ici après la lutte. C’est l’un des rares secteurs à avoir été épargné par le remembrement. »
René souligne : la préservation de la paysannerie et de l’environnement n’était pas au cœur des revendications initiales. « C’était avant tout une question d’injustice flagrante. On ne parlait pas encore d’érosion des sols. Le seul aspect écologique de la lutte reposait sur le bon sens paysan : sans les talus, où les vaches allaient-elles se mettre à l’abri du vent ou du soleil ? Derrière des fils électriques ? »
Ces préoccupations émergent avec l’arrivée de soutiens extérieurs. Alain et Cathy Goutal s’installent, eux aussi, dans le pays en 1972. Militants écologistes, ils rejoignent la rébellion pour dénoncer les arasements abusifs. « S’il y a une guerre qui se déroule quotidiennement, juste sous nos fenêtres, c’est bien celle de la crise écologique », martèle Alain, en désignant la fenêtre de sa longère, engloutie sous les hortensias.
Productivité et absurdité
L’actuel directeur de publication du média d’investigation breton Splann! est, à l’époque du remembrement de Trébrivan, correspondant et dessinateur de presse. « Avec Cathy, on a suivi de près les événements, car je les couvrais. Et, comme je dessinais, les opposants m’ont sollicité pour réaliser des affiches pour le mouvement. J’ai accepté par amitié, solidarité et militantisme. »
Et d’enchaîner : « Il faut se rendre compte de l’absurdité de l’administration dans les années 70 : la DDA se moquait complètement des désirs des uns et des autres. Elle était mue par un aspect financier absolument déplorable. Les techniciens étaient payés en prime au kilomètre de talus rasé. Encore aujourd’hui, la FNSEA [syndicat agricole majoritaire] procède à l’arasement systématique des talus pour agrandir les parcelles, sans concertation et avec le soutien aveugle de l’État, aux mains de l’agrobusiness. Le remembrement a donné le champ libre à l’agriculture intensive. »
En 1973, Trébrivan compte « environ 132 exploitations, 218 exploitants et 332 propriétaires », énumère Léandre Mandard. En 2024, le maire, Fabrice Even, dénombre quatre agriculteurs dans sa commune, « dont un qui a 62 ans, donc il va s’arrêter bientôt ». Mais le remembrement n’a pas seulement été le présage de la destruction des paysages et des visages agricoles. Il a aussi créé une « communauté villageoise fracturée », selon les mots de l’historien.
Société fracturée
Entre les « pour » et les « antis », deux clans se forment à Trébrivan. « Ainsi, rapidement, la commune est “coupée en deux”, comme le résume un article de presse de l’époque, et “un beau matin d’été ou d’automne 73, d’hier ou de printemps 74, on a cessé de se dire bonjour, relate Léandre Mandard. Ce n’était pas une histoire de couleur politique, mais le remembrement tendait à aiguiser des conflits déjà présents. »
Anne-Marie se souvient du remembrement comme une période stressante et traumatisante. « Aucune des personnes opposées au remembrement n’est sortie indemne de cette époque, elle a eu des conséquences physiques et sociales. Dans les années qui ont suivi, beaucoup ont développé des maladies ou des cancers un peu bizarres, voire sont morts. »
René, quant à lui, se souvient avoir milité pour la libération de Gildas Le Coënt : « Il avait été interné en hôpital psychiatrique par le maire de Trébrivan parce qu’il s’était interposé devant un bull’ et qu’il avait un couteau dans la poche, comme tout paysan à la campagne. »
Un demi-siècle plus tard, le remembrement a laissé des traces encore perceptibles. Tout le monde ne veut pas parler, surtout pas les « pour ». « Il n’y a pas que les haies ou les talus qui ont disparu. Cette période a été un bouleversement brutal des structures agricoles et du rapport entre les gens, soutient Léandre Mandard. Le remembrement a participé à mettre les uns en concurrence, à nourrir l’individualisme et à dissoudre les liens d’entraide villageoise. » Autant de conséquences observables dans la vie paysanne et rurale d’aujourd’hui.
Photo bannière : A partir de 1975, à Trébrivan, les bulldozers chargés de remembrer les champs sont accompagnés par la garde mobile qui assure leur protection. Crédit photo : Félix Le Garrec
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