Cinq ans après la publication du roman graphique Algues vertes – l’histoire interdite, la journaliste d’investigation Inès Léraud revient avec un ouvrage qui remonte aux sources du modèle agricole intensif. Avec Champs de bataille – l’histoire enfouie du remembrement, elle s’intéresse au « plus grand plan social du XXe siècle ». Interview.
Pour les auditeurs de France Culture, elle a longtemps été cette journaliste immergée dans un hameau du Centre-Bretagne d’où elle tient un « journal breton » relatant ses péripéties dans le monde impitoyable de l’agroalimentaire local. Une journaliste opiniâtre installée loin de Paris et faisant alternativement face à la méfiance et l’omerta des habitants, pouvoirs publics, agriculteurs et industriels.
En juin 2018, elle publie, avec le dessinateur Pierre Van Hove, un roman graphique, Algues vertes – l’histoire interdite (La Revue dessinée – Delcourt), vendu à 190 000 exemplaires et adapté au cinéma. D’un coup (ou presque), Inès Léraud devient une figure du journalisme indépendant d’investigation.
À 43 ans, la journaliste native de Saumur (Maine-et-Loire) revient, le 20 novembre 2024, avec un roman graphique intitulé Champs de bataille – l’histoire enfouie du remembrement (La Revue dessinée – Delcourt).
Dans cet ouvrage de près de 200 pages qui s’inscrit dans la continuité des Algues vertes, elle se penche sur ce qu’elle qualifie de « guerre à la terre et à la paysannerie » et de « plus grand plan social du XXe siècle » : le remembrement. Un remembrement mis en place pendant la première moitié du XXe siècle, qui se déploie au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et ouvrira la voie à la mécanisation et à l’intensification de l’agriculture française.
Vous avez sorti, il y a cinq ans maintenant, la bande dessinée Algues vertes, qui a été un succès jusqu’à être adapté au cinéma. Que s’est-il passé pour vous depuis ?
Inès Léraud : Il n’y arrête pas d’avoir des rebondissements avec cette BD ! J’ai notamment reçu deux plaintes en diffamation d’acteurs de l’agro-industrie bretonne en 2020 qui, par un effet paradoxal, ont relancé son succès et sa visibilité. À la suite de ces affaires, on a monté le média d’investigation breton Splann !. Des journalistes de la presse locale et nationale se sont dit que ce n’était plus possible de vivre à ce point sous pression de l’agroalimentaire. Aujourd’hui encore, j’ai des demandes quasiment quotidiennes pour venir parler de cette BD. Quelques mois après sa publication, j’ai dit à mes éditeurs que je voulais travailler sur le remembrement.
À quel moment cette idée s’est-elle imposée ?
Je suis arrivé en Bretagne en 2015 et, dès les premières semaines, des voisins me demandent si j’ai entendu parler du remembrement. Je n’avais jamais entendu ce mot. Ils me disent que des gens traumatisés du remembrement habitent dans un village pas loin, qu’une dame a été violentée par les forces de l’ordre et que des gens se sont retrouvés spoliés de leurs terres. Petit à petit, j’ai régulièrement entendu ce mot dans la bouche de paysans à la retraite comme s’il était le point d’origine de la situation actuelle. Pourtant, toute une frange de la population — mes amis, les citadins que je connais, mon univers professionnel — n’a jamais entendu ce mot.
Au début de l’ouvrage, vous pointez du doigt l’absence de travaux universitaires sur le sujet. Vous avez néanmoins crédité l’historien Léandre Mandard comme « conseiller historique ». Quel a été son rôle ?
Je l’ai rencontré en 2020. Lui préparait une thèse sur l’histoire du remembrement à Science Po Paris. On a constaté qu’il n’y avait aucun travail critique ou sociologique sur cette rupture anthropologique que constitue le remembrement. On a alors formé un tandem : on a fait bibliothèque commune, partagé nos archives, été sur deux terrains communs en Bretagne, mené de nombreuses interviews ensemble… Il a apporté beaucoup d’éléments, vérifié toutes les incohérences historiques de la bande dessinée, m’a guidé dans les archives départementales et m’a aidé à avoir une méthodologie d’historienne.
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Vous parlez du remembrement comme d’une « guerre à la terre et à la paysannerie » et de « plus grand plan social du XXe siècle ». Pourquoi ?
Les paysans n’étaient pas conviés à réfléchir au devenir de leurs terres. Ça leur a été imposé par l’État qui a redistribué les terres sans leur consentement. Beaucoup utilisent le champ lexical de la guerre pour en parler. Il y a eu des conflits énormes entre les habitants et les CRS, les conducteurs de bulldozers, les agents du génie rural…
Le but de tout ça, c’était de mécaniser l’agriculture, de la rendre plus productive et plus compétitive au niveau mondial, et de réduire drastiquement le nombre de paysans. Il y a eu, à la fin des années 1950, un rapport commandé par de Gaulle sur les obstacles au développement de l’industrie française. L’agriculture française, alors paysanne, ne participait que trop peu à l’industrie et au capitalisme, contrairement à l’agriculture anglaise ou allemande. Il y avait même encore des monnaies végétales : dans certaines régions, on pouvait payer en grains, comme l’a montré l’anthropologue Sophie Laligant dans son livre Un point de non-retour, et il y avait beaucoup de trocs. L’idée était donc de faire entrer l’agriculture dans l’économie capitaliste.
Selon l’argument appris en cours d’histoire, il fallait « nourrir la France » qui connaît un boom de sa population. Ce remembrement était-il évitable ?
Certaines améliorations apportées par le remembrement étaient sans doute nécessaires, mais auraient pu être obtenues autrement. On aurait pu subventionner la construction de chemins sans passer par un remembrement. On aurait pu faire des échanges à l’amiable. Il y a des villages où ça s’est passé comme ça.
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Qu’est-ce qui a enclenché ce remembrement ? Est-il une contrepartie du plan Marshall ?
Le plan Marshall n’en est que le couronnement. Les lois sur le remembrement appliquées à cette époque ont été fabriquées sous le régime de Vichy. C’est un projet qui est forgé au XIXe siècle avec l’arrivée du chemin de fer et des transports par bateaux sur de grandes distances : des produits arrivent de loin, sont beaucoup moins chers et concurrencent nos produits nationaux. Ça oblige à repenser l’agriculture. Pendant longtemps, le ministère de l’Agriculture répond par une politique protectionniste. Le corps du génie rural, lui, défend un projet de modernisation de l’agriculture par les engrais de synthèse, la mécanisation et le remembrement. C’est l’option qui sera finalement choisie et qui sera mise en place sous le régime de Vichy. C’est à partir des lois vichystes que le gouvernement d’après-guerre pourra déployer le remembrement dans toute la France, avec l’appui du plan Marshall, de façon à faire baisser les prix des produits agricoles et à les rendre compétitifs.
Avez-vous été confrontée à une omerta sur le sujet comme pour les algues vertes ?
J’ai ressenti des difficultés à s’exprimer, mais pas comme pour les algues vertes. Il n’y avait pas de peur terrible, de menaces… Là, c’était douloureux. Le remembrement a clivé les villages. Soixante ans après, les conflits entre les habitants peuvent être toujours bien présents. Je suis allée dans des villages où il y a toujours deux sociétés de chasse, deux bars, etc : ceux des « pro-remembrement » et ceux des « anti ». C’était aussi difficile que quand on essaie de parler avec des anciens d’une guerre.
En quoi cette histoire raconte-t-elle notre agriculture actuelle ?
Elle permet de comprendre plein d’enjeux contemporains : la prolifération des algues vertes, la pollution par les produits chimiques, l’endettement des agriculteurs… Je voulais comprendre comment on en est arrivé là : pourquoi il n’y a presque plus d’agriculteurs, pourquoi ils sont à la tête de fermes aussi importantes, pourquoi ils se suicident autant… Je voulais aussi faire le jour sur une histoire qu’on a oubliée et dont il est important qu’on se ressaisisse : elle nous montre qu’une grande partie des gens ont résisté. Il y a eu des conflits très impressionnants lors desquels les paysans se sont fait gazer par des CRS, des procès, des convergences de luttes. Les anti-remembrements n’avaient pas de couleur politique particulière. Ils ont déployé des résistances importantes et parfois, le combat a été gagné. J’avais envie, dans cette période difficile que nous traversons au niveau écologique, où il y a des clivages importants entre agriculteurs et écologistes ou citadins, que nos imaginaires soient nourris par cette incroyable lutte qu’ont menée ensemble des paysans et des habitants des zones rurales, pour défendre leur environnement et leurs manières de vivre.
Cette politique d’arrachage de haies semble complément caduque aujourd’hui, pourtant le modèle agricole majoritaire repose paradoxalement sur lui. Comment l’expliquer ?
Aujourd’hui, la logique introduite pendant le remembrement perdure. Les fermes s’agrandissent sans cesse. À l’occasion de ces agrandissements, les haies qui forment des frontières entre les parcelles sont rasées pour faciliter le travail par les machines. Et de toute façon, avec de si grandes surfaces, les agriculteurs n’ont pas les moyens de s’en occuper.
Avez-vous déjà une piste de travail pour une prochaine bande dessinée ?
J’ai plusieurs sujets qui me tiennent à cœur. J’aimerais revenir encore plus loin dans l’histoire de l’agriculture, aux XVIIIe et XIXe siècles.
Photo bannière : Avec le dessinateur Pierre Van Hove, la journaliste d’investigation Inès Léraud publie, en novembre 2024, un roman graphique sur l’histoire du remembrement. Crédit photo : Camille de Chenay
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