« Marché truqué », « gagnants d’avance » : la FNSEA, syndicat agricole majoritaire, et ses alliés détiennent la moitié des sièges du conseil d’administration de la Safer Pays de la Loire, le gendarme du foncier agricole. Une cooptation qui n’est pas sans conséquence.
Sous le regard ennuyé des CRS, le tracteur déverse le contenu de sa remorque sur le bitume. Un tas de terre fraîche dont l’odeur se répand. « Pas mal pour de la terre de fossé, non ? », lâche Jean-Christophe Richard, président de la Confédération paysanne (Conf’) de Loire-Atlantique.
La Safer, terre de la FNSEA
En ce matin ensoleillé du 12 septembre 2024, le petit syndicat manifeste à Nantes, devant les portes de la Chambre départementale d’agriculture. Ses membres dénoncent « la mainmise politique » de la FNSEA, le plus gros syndicat agricole, sur la Safer Pays de la Loire (Société d’aménagement foncier et d’établissement rural).
La terre forme un monticule dans lequel des drapeaux aux couleurs de la Conf’ et une pancarte sont plantés : « La FNSEA n’aime pas que l’on se mêle de ses Safer. » Des chaises en plastique l’entourent.
« On a voulu représenter ici la terre convoitée par beaucoup – certains étant plus virulents et avantagés que d’autres dans l’accès au foncier – et autour, les sièges du conseil d’administration de la Safer », décrit Jean-Pierre Hamon, représentant foncier du syndicat. Des étiquettes vertes sont scotchées sur la moitié des chaises en plastique. Il y est inscrit FNSEA au marqueur noir. Le vert inonde la scène. « Voici qui siège à la Safer. »
Le gendarme Safer
La Safer régule l’accès au foncier agricole en France. La société, présente dans chaque région, contrôle le prix des terres et gère les ventes d’exploitation qui lui sont confiées ou qu’elle a préemptées. Ainsi, elle maîtrise l’installation ou l’agrandissement des agriculteurs.
Elle est constituée de comités techniques, un par département. Ils regroupent des représentants d’organisations agricoles, des collectivités territoriales ou encore l’État. Ils examinent et émettent un avis positif ou négatif sur les dossiers des candidats à l’achat d’une terre ou d’une exploitation. Leur objectif : sélectionner les dossiers qui répondent aux enjeux du territoire.
Ces avis sont ensuite soumis au conseil d’administration régional. C’est lui qui tranche. Ce conseil est structuré en trois collèges, dont la composition est définie par le code rural (article L141-6). Les organismes qui y siègent désignent eux-mêmes leurs représentants.
Copains comme FNSEA
Mathieu [1], jeune agriculteur, connaît bien les comités techniques. Quand il décide de s’installer, il se dit « naïf ». « Je pensais que la Safer était neutre et que les discussions étaient confidentielles », soupire-t-il, désabusé.
Après dix ans comme ouvrier agricole, il souhaite reprendre la ferme familiale et l’exploitation voisine d’environ 50 hectares, en élevage laitier bio. Sur ce dernier bien, il est en concurrence avec un agriculteur qui veut s’agrandir. Mathieu coche alors toutes les cases du SDREA, un document qui fixe les priorités régionales pour départager les candidats à une reprise. Selon les critères de ce schéma, l’installation de nouveaux agriculteurs, de surcroît jeunes et en bio, est prioritaire face à l’agrandissement d’exploitations existantes. Pourtant, le dossier de Mathieu traîne, ajourné à plusieurs reprises.
Mathieu nous assure avoir tenté de trouver un arrangement à l’amiable avec son concurrent, sans succès. Il raconte avoir subi des pressions administratives : « Mon dossier était constamment remis en question. Des erreurs y étaient insérées, faussant l’examen en comité. Une fois, juste avant une réunion, j’ai découvert qu’une nouvelle activité d’élevage avait été ajoutée à mon projet. J’ai fait un recours car c’était totalement faux et ça me décrédibilisait. » Puis, un jour, sa banque l’aurait lâché. « C’était le Crédit Agricole. J’ai dû trouver des financements dans une autre banque et un autre département. »
Mathieu n’est syndiqué nulle part, mais reçoit le soutien de la Confédération paysanne. Sur les conseils du syndicat, il enquête. « Personne n’est là par hasard » : de nombreux membres des comités techniques qui étudient son dossier seraient affiliés à la FNSEA. Il soupçonne alors son concurrent d’être « bien installé dans ce réseau ». « Je pensais devenir parano, mais non. C’était trop gros. »
Chaises syndicales
Pour la Conf’, le copinage est une pratique courante dans les hautes sphères de la Safer. Dans les Pays de la Loire, la FNSEA occupe plus de sièges au conseil d’administration que les syndicats minoritaires, la Conf’ et la Coordination rurale.
Dans le premier collège du conseil, qui réunit les représentants de la profession (Chambres et syndicats), la FNSEA détient quatre des huit sièges. Chaque syndicat doit avoir un siège. Mais la fusion [2] des Chambres départementales d’agriculture en une seule Chambre régionale a notamment conduit au transfert des sièges de Maine-et-Loire, Loire-Atlantique et Vendée vers les antennes locales de la FNSEA.
En plus de ses propres postes, la FNSEA peut compter sur des alliés avec qui elle entretient des liens historiques. Toujours dans le premier collège, les Jeunes agriculteurs ont un siège, et la Chambre régionale, conduite par la FNSEA, en a un aussi. Cela fait six sièges « FNSEA et compagnie » sur huit. Le syndicat compte également cinq alliés (voir infographie) dans le deuxième collège, celui des collectivités territoriales, et le troisième collège, celui des actionnaires de la Safer (État, banques, assurances, syndicat de la propriété rurale, association environnementale, fédération de chasseurs).
Entre autres, il y a la représentante du Conseil régional, Florence Désillière, ancienne présidente FDSEA de la Chambre d’agriculture de Mayenne. Ou encore, il y a le représentant du Crédit Agricole Atlantique Vendée, un ancien responsable du syndicat majoritaire. Enfin, celui qui chapeaute le tout, le président du conseil d’administration est Bernard Bellanger, issu des rangs de la FNSEA. « Pour un conseil de 24 personnes, 12 d’entre elles sont affiliées à la FNSEA. C’est de la cooptation », s’agace Jean-Pierre Hamon, l’agriculteur de la Conf paysanne.
Clientélisme syndical
Toutes ces affiliations à la FNSEA restent en principe inconnues du grand public, « pour protéger les représentants qui siègent de pressions extérieures et garantir l’indépendance et la liberté du conseil », dixit Rémy Silve, directeur de la Safer Pays de la Loire, contacté par Les Champs d’ici. Elles sont rendues publiques le 12 septembre, devant la Chambre d’agriculture de Loire-Atlantique. Les noms de quelques administrateurs sont même dévoilés le 3 octobre, lors d’une manifestation à Angers en réaction à l’affaire de la Ferme des Joncs de Denée.
Pour la Confédération paysanne, briser l’opacité de la composition de la Safer est d’utilité publique. « L’opacité autour de ces représentations cachées est savamment entretenue pour que rien ne bouge, que personne ne se questionne. Et que le système puisse continuer à fonctionner même s’il est défaillant », rétorque Jean-Pierre Hamon.
Interviewé par la journaliste Julie Lallouët-Geffroy dans son enquête « À l’ombre des Safer, la guerre des champs », le géographe et chercheur au CNRS à l’université Grenoble Alpes, Adrien Baysse-Lainé, parle de « clientélisme syndical ».
« La Safer reste marquée par un clientélisme syndical. Sur le papier, il n’y a pas de sur-représentation du syndicat majoritaire ; mais dans les faits, oui, résume-t-il au média d’investigation breton Splann!. Des représentants de la FNSEA sont élus au conseil d’administration de Groupama, du Crédit Agricole, de la Chambre d’agriculture. Ils sont ensuite élus par le conseil d’administration de ces organisations pour les représenter dans les comités techniques de la Safer. »
Copinage et favoritisme
Si le copinage est courant dans les hautes sphères de la Safer, Mathieu dénonce du favoritisme sur le terrain. « Pour moi, la FNSEA est une mafia qui pistonne les agriculteurs qui rentrent dans son moule et prend des décisions politiques à la Safer. Si tu es isolé, sans lien avec le réseau, accroche-toi. »
Après un an et demi, sa candidature finit par être validée. « J’avais contacté la Draaf pour avoir un soutien. Je ne me suis pas laissé démonter. » Mathieu pense que la Safer « jouait la montre pour [l]e décourager ». Aujourd’hui encore, bien que « les choses se soient tassées », l’agriculteur craint des représailles. Il ne faudrait pas remuer la terre. « Le monde agricole est sans scrupule. Maintenant, je suis prudent. »
Pour Splann!, le géographe Adrien Baysse-Lainé décrypte « l’inégal accès au foncier » : « Pour les franges dominantes de la FNSEA, le syndicat majoritaire, ce sont les agriculteurs les plus méritants (en ce qu’ils adhèrent avec succès au modèle de modernisation agricole) qui doivent être prioritaires ; pour la Confédération paysanne, ce sont ceux qui ont le plus besoin de terres (les petites fermes) qui doivent passer en premier ; pour la Coordination rurale, étiquetée plus à droite, c’est avant tout le respect du choix des propriétaires privés qui importe. »
Les liens du sol
Pour la Confédération paysanne, la FNSEA a le champ libre pour imposer sa « vision d’une agriculture intensive et productiviste, qui soutient un développement permanent de l’outil de travail », favorisant ainsi l’agrandissement des exploitations au détriment des installations et d’une « agriculture à échelle humaine ». Pourtant, il faut renouveler les actifs : la moitié des agriculteurs et des agricultrices partiront à la retraite d’ici 2030.
Raphaël Cocaud, également représentant foncier de la Conf’ et producteur laitier à Avessac (Loire-Atlantique), observe – mi-attristé, mi-révolté – son environnement se réduire comme peau de chagrin. « Des exploitations qui grossissent, ce sont des fermes, des agriculteurs, des réseaux d’entraide qui disparaissent. Ça fait peur, à combien on va finir ?, s’inquiète-t-il. On a la chance d’avoir la Safer en France, un organe unique et précieux. Mais, en l’état, elle ne peut pas exercer pleinement son rôle de gendarme. On veut une Safer plus transparente et démocratique. »
Les petites affaires de la Safer
Jean-Pierre Hamon, son homologue, renchérit : « Des décisions prises à la Safer portent atteinte à la démocratie. » Il parle de « magouilles internes » et ajoute, avec un rire de façade : « Le conseil d’administration est un espace de débat limité, en raison du déséquilibre des représentations politiques. Tout le monde est sur la même longueur d’onde ! Les dossiers sont discutés en amont, dans d’autres espaces, entre la FNSEA et ses alliés. »
Il poursuit :« C’est comme un marché public truqué. Le réseau FNSEA-JA obtient les informations sur les terres à vendre avant leur publication et les partage dans son réseau pour préparer les candidatures et reprendre les lots en bloc. Sous-couvert de démocratie, les dossiers sont présentés en comités, mais tout est déjà décidé. »
À l’approche des élections professionnelles de janvier 2025, Jean-Pierre Hamon et ses camarades accusent aussi la FNSEA de « verrouillage politique ». Le transfert des sièges des départements de Maine-et-Loire, Loire-Atlantique et Vendée, à la suite de leur fusion, vers les antennes locales de la FNSEA garantirait au syndicat majoritaire sa position à la Safer. « Même si on gagne les élections de la Chambre d’agriculture de Loire-Atlantique, cela ne nous donnera pas de siège supplémentaire au conseil d’administration, car cette Chambre n’a plus de postes. C’est la FNSEA 44 qui occupe cette place dorénavant, et je doute que cela change. »
Ou alors, il faudrait que toutes les Chambres de la région basculent côté Conf’, ce en quoi Jean-Pierre Hamon ne croit pas. « De plus, seul un membre de Loire-Atlantique présent au conseil d’administration de la Safer Pays de la Loire peut se porter candidat à la présidence du comité technique de son département. Notre représentant Confédération paysanne au conseil, Loic Livenais, est de Maine-et-Loire. Même mise en minorité lors des élections de la Chambre, la FNSEA 44 est assurée de garder le contrôle. Il n’y a rien à faire. »
Passion foncier
Rémy Silve, directeur de la Safer Pays de la Loire, évoque le « fait majoritaire ». « Le conseil d’administration a demandé à la Chambre régionale de désigner des remplaçants pour les Chambres départementales. Étant donné que la FNSEA dirige cette chambre, je comprends qu’elle ait choisi des représentants de ses antennes locales. C’est la démocratie, commente-t-il. Cette situation durera jusqu’à la fin des mandats, le 30 juin 2025. Nous verrons si de nouveaux équilibres syndicaux se forment après les élections professionnelles de janvier 2025. »
Pour le reste, Rémy Silve insiste : « J’affirme haut et fort qu’il n’y a pas de copinage à la Safer. C’est choquant de dire que la FNSEA a 12 représentants au sein du conseil, je ne l’accepte pas. Les administrateurs siègent au nom de l’organisme qui les a élus, pas en fonction de leurs affinités politiques personnelles. Cela n’engage en rien les décisions prises par la Safer, qui sont validées par des commissaires gouvernementaux [issus des ministères chargés de l’Agriculture et des Finances]. »
Il affirme également qu’il n’y a pas de favoritisme : « Tout le monde a les mêmes informations concernant les terres à vendre lors de la publicité légale. » Il souligne l’obligation de confidentialité imposée par le code rural. « Lors de l’instruction des dossiers, les conseillers foncier doivent rencontrer tous les candidats à l’achat d’une exploitation et ne peuvent pas demander leur affiliation syndicale. »
Rémy Silve est fier des missions remplies par la Safer : chaque année depuis près de dix ans, l’organisme rétrocède 90 % des surfaces en faveur de l’installation. « Soit 200 jeunes sur 9 000 hectares. » Cela correspond aux surfaces dont elle a la gestion, toutes les transactions ne passent pas par la Safer.
Cependant, le directeur note que le secteur est confronté à des réalités économiques liées à la taille des fermes : « Ces dernières années, les exploitations ont tendance à grossir. Si un candidat souhaite reprendre une ferme d’une cinquantaine ou d’une centaine d’hectares alors qu’il porte un projet de maraîchage de cinq hectares, ce n’est pas viable. Il faut trouver des solutions complémentaires pour que l’ensemble puisse être repris. »
Et de conclure avec cette phrase déjà entendue dans la bouche de Thierry Couteller, directeur de la Safer Bretagne : « Vous savez, de toute façon, le foncier agricole est un sujet passionnel. » À force de le répéter, peut-être que cette formule finira par améliorer le système ?
[1] Le prénom a été changé.
[2] C’est ce qu’on nomme la régionalisation des Chambres d’agriculture, un phénomène observable dans les départements de France. Du fait de cette régionalisation, les Chambres départementales n’ont plus d’existence juridique au conseil d’administration de la Safer, elles ne peuvent plus y siéger.
Photo bannière : Les membres de la Confédération paysanne de Loire-Atlantique ont manifesté à Nantes début septembre pour dénoncer la mainmise de la FNSEA sur la Safer Pays de la Loire. Crédit photo : Pauline Roussel
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