C’est un tribunal qui fait rarement la Une des journaux et où les débats sont davantage techniques que spectaculaires. Alors que la France compte 272 tribunaux des baux ruraux, on a été passer une matinée dans celui d’Angers (Maine-et-Loire). Reportage.
C’est une petite salle de rien du tout. Tout au plus, une trentaine de mètres carrés où patientent une vingtaine de personnes. Avec une machine à café, un distributeur de friandises et quelques chaises grises. Vendredi 27 septembre 2024, au tribunal d’instance du boulevard Coubertin à Angers (Maine-et-Loire), une série d’audiences au tribunal paritaire des baux ruraux était organisée. « TPBR », pour les intimes.
Des audiences en civile lors desquelles sont jugés « les litiges entre propriétaires et exploitants de terres ou bâtiments agricoles », rappelle-t-on sur le site service-public.fr. L’endroit est l’un des 272 tribunaux de ce type que compte la France et qui sont saisis d’environ 3 000 affaires par an [1]. Ici, on compte une vingtaine d’affaires par an. « On se souvient encore de l’automne dernier [30 % plus humide que la moyenne] », souffle un homme qui cause ensilage avec un autre. Pour faire passer le temps.
Ambiance feutrée
On est loin du palais de justice d’Angers et de ses imposantes colonnes, à deux kilomètres à vol d’oiseau, où ce matin-là, une quarantaine de manifestants et quelques tracteurs, drapeaux de la Fédération départementale des syndicats et exploitants agricoles (FDSEA) de sortie, sont rassemblés pour soutenir trois agriculteurs jugés pour avoir bloqué l’autoroute A11 lors du mouvement social agricole, en février.
L’ambiance est plus feutrée dans la petite salle et le greffier appelle les personnes pour les audiences (non publiques) de conciliation. Il y en a cinq ce matin. « On voit les difficultés à travers les défauts de paiement de fermage et les demandes de résiliation de bail. Tout dossier doit passer en conciliation avant de passer en jugement », nous indique-t-on du côté du tribunal. « On arrive dans la moitié des cas à trouver une solution, ce n’est pas du formalisme », explique l’avocat spécialisé en droit immobilier Me Laurent Bezie, venu plaider dans plusieurs dossiers.
« De véritables souffrances »
Viennent ensuite les audiences de jugement, publiques celles-ci. Ce jour-là, six dossiers sont sur la table de la juge professionnelle et de ses quatre assesseurs. « On a des affaires du quotidien des agriculteurs, précisait, quelques instants plus tôt, l’avocat en robe noire. Il peut y avoir de véritables souffrances, des problématiques familiales parfois, car les agriculteurs travaillent souvent en famille. »
Dans la petite salle blanche où se tiennent les audiences, un premier dossier est renvoyé. « Les places sont trop chères pour qu’elles soient perdues », tance la juge Émilie De la Roche Saint-André. Dans un deuxième dossier, un accord a finalement été trouvé avant l’audience. Les renvois se succèdent. Au cinquième dossier, il manque un constat d’huissier. « Quand je fais un renvoi, on peut anticiper, s’agace la juge. Là, on ne s’en sort pas, en plus, il y a de moins en moins d’audiences. » La faute à un manque de moyens et de personnel.
Un régime juridique à bout de souffle
Un rapport d’information parlementaire a été rédigé sur le sujet par les ex-députés Antoine Savignat (LR) et Jean Terlier (LREM), et remis à l’Assemblée nationale en juillet 2022. Il indique que « les transformations du monde agricole […] mettent en évidence l’inadéquation partielle de ce régime juridique avec les défis auxquels l’agriculture française est confrontée ».
On lit qu’« encore 50 % des baux sont oraux » et que « malgré les évolutions issues des lois agricoles qui se sont succédées pour faire naître de nouveaux types de baux – baux à long terme, baux cessibles, baux à clauses environnementales – le régime juridique des baux ruraux est encore à la recherche d’un nouveau souffle ». Symptôme d’exploitations qui ne cessent de grossir, le rapport note l’explosion de la part de surface agricole louée à partir des années 80 [2].
190 000 € de préjudice ?
À Angers, c’est la sixième et dernière affaire qui est finalement présentée. Elle oppose un agriculteur installé dans une commune du sud d’Angers et ses bailleurs. L’homme est un habitué des lieux. Il réclame des dommages et intérêts pour un abus de saisie sur cinquante hectares situés dans trois communes. Un dossier qui dure depuis… 2015.
On comprend que l’homme ne paie pas ses fermages depuis cette date. Entre-temps, les propriétaires des terres ont changé. L’un de leurs représentants assiste aux débats, un peu exaspéré. « Pour cadrer les débats, je vais faire un rapport limité », introduit la juge. Ces débats sont techniques et un peu ennuyeux… Une partie de l’affaire a déjà été jugée, jusqu’à la cour d’appel qui a définitivement résilié le bail. Seulement l’agriculteur — aux faux airs du musicien François Hadji-Lazaro — réclame des frais pour les remises en état des parcelles et un préjudice à hauteur de… 190 000 €.
« Monsieur s’amuse à jouer de la procédure »
« Je suis un peu estomaqué, c’est hallucinant », balbutie l’homme sans avocat en feuilletant un tas de factures. On lui réclame des preuves qu’il peine visiblement à apporter. « La saisie a entraîné ma liquidation ! » Les débats prennent une tournure dont seuls les spécialistes du droit rural peuvent saisir les subtilités. « Ça va être irrecevable », estime Émilie De la Roche Saint-André. « Il y a des subtilités juridiques qui, on peut comprendre, échappent à monsieur », admet un avocat en observant l’homme un peu noyé sous la violence symbolique de la technicité du vocabulaire utilisé. « On reste sur 190 000 € ?, reprend la juge. C’est déjà pas mal. »
L’avocat de la partie adverse souffle : « Il n’y a pas de preuve de travaux ni d’autorisation des bailleurs.
- Je peux répondre ?, demande l’agriculteur.
- Non, je vous donnerai la parole dix minutes à la fin », répond la juge.
L’avocat indique que ses clients n’ont fait « qu’exécuter une décision de justice », à savoir la fin du bail avec le plaignant du jour. « Cette demande [d’indemnisation] complètement fantaisiste doit être rejetée. Monsieur s’amuse à jouer de la procédure. Si on va vers la cour d’appel (et on en prend le chemin), je formerai une demande de dommages et intérêts, car le comportement de monsieur est abusif. » Le délibéré de cette affaire sera rendu le 22 novembre. Il y a fort à parier qu’elle ne se terminera pas ce jour-là.
- [1] Chiffre cité dans le rapport d’information (des députés Antoine Savignat et Jean Terlier) comme étant une « contribution écrite de la direction des affaires civiles et du Sceau ».
- [2] F. Courveux, Augmentation de la part des terres agricoles en location : échec ou réussite de la politique foncière ?, Économie et statistique n° 444-445, 2011.
Photo bannière : La France compte 272 tribunaux des baux ruraux. Crédit photo : Bloomi
Merci pour cette mise en lumière d’un monde peu connu.
Je reste un peu sur ma faim car il n’y a finalement qu’une seule affaire de présentée. Mais surtout, il n’y pas de lien fait entre le paragraphe « Un régime juridique à bout de souffle », qui pose des arguments d’autorité, et la réalité du terrain exposée ici : pour moi, le travail journalistique devrait articuler Faits et Analyses… Que pensent les acteurs locaux de ce rapport ? A-t-il des suites en vue ?
Au plaisir de continuer à lire ce média, qui apporte de la diversité à un paysage monotone !