« Justice nulle part, Safer partout ! » : dans le Maine-et-Loire, un projet agricole met le feu aux poudres

par | 1 Nov 2024 | 11/2024, Agriculture

Dans le Maine-et-Loire, le choix de la Safer de refuser l’installation de quatre agriculteurs dans une ferme à Denée, au sud d’Angers, a suscité une vive réaction et l’occupation de la Chambre d’agriculture. Fin octobre, la décision de la Safer, la Société d’aménagement foncier et d’établissement rural, a été retoquée par le commissaire du gouvernement. Retour sur une lutte au long cours.

Le mystère est éclairci. Il est aux environs de 11 h, jeudi 3 octobre 2024, et face à une foule de 300 personnes rassemblée devant la préfecture à Angers, Alain Guiffès, coporte-parole de la Confédération paysanne dans le Maine-et-Loire, prend le micro : « S’il n’y a pas beaucoup de drapeaux de la Conf’ [Confédération paysanne], c’est qu’ils sont à la Chambre d’agriculture, occupée depuis ce matin par cinquante paysans. »

Réaction de joie immédiate de la foule et le cortège — satisfait de cet imprévu resté secret jusqu’au dernier moment — se met à traverser le centre-ville en direction du quartier Saint-Serge où se trouve la chambre qui héberge notamment le nœud de toutes les colères : la Société d’aménagement foncier et d’établissement rural (Safer), chargée de réguler le marché des terres agricoles.

« La Safer rend la terre, paysannes en colère », chante un groupe de femmes. Alors qu’une banderole barrée d’un « installer, oui ! Agrandir, non », la foule scande un slogan habituellement dédié aux forces de l’ordre et remixé pour les besoins du jour : « Justice nulle part, Safer partout ! »

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Une heure plus tôt, la foule se rassemblait en soutien à Marius Chauvin, Maëlys Dilé, Simon Coutand et Clémence Mahieu (absente ce jour-là). Originaires de communes du sud d’Angers, ces quatre jeunes âgés de 28 à 32 ans, qui se sont rencontrés au sein du Mouvement rural de jeunesse chrétienne (MRJC), ont déposé un dossier de reprise de la ferme des Joncs, une exploitation de 170 hectares située à Denée, au sud d’Angers.

Ils y envisagent un élevage de 60 vaches allaitantes, des légumes en vente directe et de cuire leur propre pain. Alors que l’exploitant actuel se retire, ce dernier a décidé de laisser la Safer décider du devenir de ses terres, dont 80 hectares sont à vendre et le reste à louer et dont une partie est située le long du Louet, affluent de la Loire, en zone inondable et classées Espace naturel sensible (ENS) par le département de Maine-et-Loire. Et la Safer a tranché. Enfin, elle a d’abord hésité. Début juillet, la Safer départementale s’est — assez symboliquement — divisée en deux : sept voix pour les quatre, sept voix pour un second projet.

Safer Maxime Pionneau
Jeudi 3 octobre 2024, un rassemblement en soutien à quatre jeunes souhaitant s’installer dans une ferme à Denée, mais recalés par la Safer, était organisé à Angers (Maine-et-Loire). Crédit photo : Maxime Pionneau

« Normalement, y’avait pas de lézard »

« Ils nous ont dit que ça n’arrivait jamais », souligne Maëlys Dilé, conseillère à la Coopérative d’installation en agriculture paysanne (Ciap) 49 depuis huit ans. Soudainement, cette formatrice en stratégie et projet d’entreprise qui « accompagne des gens qui s’installent en agriculture » s’est retrouvée de l’autre côté de la barrière.

Comme elle, ses trois amis sont non issus du milieu agricole et, à l’exception d’un, travaillant comme maraîcher, tous travaillent pour des structures liées à l’agriculture paysanne. « On savait qu’il y avait une tension sur ce dossier, alors qu’au regard du SDREA [Schéma directeur régional des exploitations agricoles, accessible ici], on est prioritaires. Normalement, y’avait pas de lézard. On avait un petit espoir que ça puisse passer… » Ce schéma donne notamment la priorité aux reprises d’exploitations sur l’éparpillement des terres et à l’agriculture biologique. Deux cases que coche le projet des quatre de Denée, mais pas le projet concurrent.

Safer Maxime Pionneau
Jeudi 3 octobre 2024, le cortège a traversé la ville d’Angers et rejoint une délégation qui avait envahi la chambre d’agriculture. Crédit photo : Maxime Pionneau

« On passe pour des gros méchants »

« On ne voulait frustrer personne », jure Emmanuel Bertrand, l’un des exploitants derrière ce projet qui promet d’installer, sur trois hectares, une production de fleurs coupées et, sur trois autres, un élevage ovin. Ce qui suscite la colère des opposants à leur projet, c’est surtout les 80 hectares qui viendront agrandir l’exploitation qui regroupe quatre agriculteurs.

À 39 ans, ce fils d’agriculteur, installé dans la commune de Denée, témoigne : « On est très énervés, on passe pour des gros méchants qui empêchent quatre pauvres petits jeunes de s’installer. […] Si j’avais su qu’il avait un projet d’installation, jamais j’aurais proposé à notre voisin un projet de restructuration, mais il arrive, tout est fait et il faut que je mette à la poubelle deux mois de travail. » Parmi les associés de ce projet, on retrouve notamment un éleveur laitier, trésorier de la FDSEA (Fédération départementale des syndicats d’exploitants agricoles), note le Courrier de l’Ouest.

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« C’est totalement injuste »

Le 24 septembre, le conseil d’administration de la Safer a finalement opté pour le second projet. À une « large majorité », indique Alain Denieulle, président de la Safer Maine-et-Loire et représentant de la FDSEA. Lui défend le rôle de la Safer par qui 12 000 hectares transitent chaque année et dont « 9 000 hectares vont à l’installation », aime-t-il à rappeler. Concernant le dossier qui secoue l’Anjou : « Leur projet n’était pas mûr et si demain, ils ont un bon projet, on leur trouvera des terres, il n’y a pas de soucis. »

De quoi mettre en colère Maëlys Dilé : « On ne sait pas trop ce que ça veut dire. On ne nous donne pas d’arguments. […] C’est totalement injuste. Le discours officiel de la FNSEA et des Jeunes agriculteurs [la branche jeune de la FNSEA, ndlr] c’est de dire qu’il faut des installations. Là, on est quatre à s’installer en élevage, et ils votent contre. »

Safer Maxime Pionneau
La manifestation a attiré près de 400 personnes en soutien aux quatre porteurs de projet. Crédit photo : Maxime Pionneau

Un dossier très politique

Difficile d’avoir une explication de la Safer : les échanges du conseil d’administration sont confidentiels. « Si on peut discuter et voter librement, c’est parce qu’on ne va pas raconter tout ce qu’il se dit », justifie Alain Denieulle. Pour les manifestants angevins du 3 octobre, le choix de la Safer est politique et influencé par le syndicat agricole majoritaire, la FNSEA. Une accusation à laquelle nos différents interlocuteurs — du président de la Chambre d’agriculture de Maine-et-Loire, en passant par Alain Denieulle et Emmanuel Bertrand — répondent tous de la même manière : c’est politique et la Confédération paysanne est à la manœuvre.

« C’est un dossier très politique et il faut dire les choses : si le dossier était passé il y a deux ans, il n’y aurait rien eu. On est à quatre mois des élections », argue, par exemple, Alain Denieulle. En janvier, des élections sont en effet organisées à la Chambre d’agriculture. Ce dossier est politique : voilà au moins un point d’accord.

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Un soutien citoyen

Grimpée sur quatre palettes et l’écharpe tricolore en bandoulière, la députée Mathilde Hignet (La France insoumise) n’a pas manqué de rappeler à la foule du 3 octobre qu’ « il y a des situations comme ça partout en France ». Mais pourquoi celle-ci a-t-elle cristallisé les colères ? L’explication électorale est-elle suffisante ? Une partie de la réponse se trouve peut-être dans l’opération de financement des quatre de Denée : en un peu plus d’un mois, les quatre porteurs de projet ont obtenu le soutien de 270 « citoyens actionnaires ». Pour une mise minimale de 1 000 €, ces derniers ont rejoint une SCI qui pèse aujourd’hui 685 000 €.

« On était surpris nous-même, reconnaît Maëlys Dilé. C’est un projet qui parle aux gens : agriculture bio, maintien d’une ferme… » Pour elle, le choix de la Safer est symptomatique : « C’est notre société productiviste et capitaliste qui veut ça. Il faut agrandir car on investit ; il faut investir car on s’agrandit. C’est une fuite en avant. »

Safer Maxime Pionneau
La Chambre d’agriculture a été occupée pour dénoncer le choix de la Safer. Crédit photo : Maxime Pionneau

« Qu’est-ce qu’ils veulent ? Une campagne déserte ? »

Devant la Chambre d’agriculture occupée le temps d’une journée, on retrouve environ 70 personnes, les fameux drapeaux de la Conf’ et tout un réseau plus ou moins lié à l’agriculture paysanne, comme France nature environnement ou le Ravitaillement alimentaire autonome et réseau d’entraide (Raare). « On avait pas forcément prévu tout ce monde-là », admet Alain Guiffès, de la Confédération paysanne dont le portrait du créateur, Bernard Lambert (1931-1984), est affiché en grand.

« Qu’est-ce qu’ils veulent ? Une campagne déserte ? Une agriculture sans paysans, sans paysannes ? », lance, au micro, Thomas Gibert, secrétaire national du syndicat. Un discours faisant écho à un phénomène de concentration des terres en cours depuis la seconde partie du XXsiècle : en 1970, on comptait 1,6 million d’exploitations françaises s’étendant en moyenne sur 19 hectares ; en 2020, elles n’étaient plus que 389 800 pour une taille moyenne de 69 hectares.

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La FNSEA en question

La journée du 3 octobre a débuté par une colère et un espoir : un recours avait été déposé auprès du commissaire du gouvernement qui a le pouvoir de retoquer la décision de la Safer dont la direction régionale s’est déplacée ce jour-là. À Reporterre, son président, Bernard Bellanger, affirme qu’« un seul des quatre candidats avait commencé son “3P” ». Ce Plan de professionnalisation personnalisé (PPP) permet d’obtenir des aides.

En réalité, trois des candidats l’ont déjà entamé. Mais l’important est ailleurs, car cette mobilisation pose un problème de fond que résume une pancarte accrochée à l’entrée de la Chambre d’agriculture. On y observe l’appartenance syndicale actuelle ou passée des vingt-quatre membres du conseil d’administration de la Safer des Pays de la Loire. Six y sont rattachés directement, d’autres sont passés dans ses rangs, comme cette représentante de la Région, ex-présidente de la FDSEA Mayenne ou ce représentant du Crédit Agricole Atlantique Vendée, ex-responsable FDSEA en Vendée.

« Ce n’est pas de ma faute s’ils sont plutôt de tendance FDSEA, répond Alain Denieulle, en guise d’aveu. C’est le cas de la majorité des agriculteurs. Qu’est-ce qu’on peut faire ? » Aux lendemains de la mobilisation, la FDSEA de Maine-et-Loire a publié un communiqué dans lequel elle dénonce la présence d’« un mélange de protestataires en tous genres » et estime que leur « métier mérite mieux que ces tentatives de divisions ». Une réaction qui semble pourtant acter d’un divorce profond au sein du monde agricole pour savoir quelle sera l’agriculture de demain.

Le 11 octobre, la décision de la Safer des Pays de la Loire a été cassée par la Direction régionale de l’alimentation, de l’agriculture et de la forêt (DRAAF) : les projets seront de nouveau étudiés. Voilà un début de réponse à cette question. La suite pourrait se jouer en janvier lors des élections des 88 Chambres d’agriculture de l’Hexagone.

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Photo bannière : Jeudi 3 octobre 2024, un rassemblement en soutien à quatre jeunes souhaitant s’installer dans une ferme à Denée, mais recalés par la Safer, était organisé à Angers (Maine-et-Loire). Crédit photo : Maxime Pionneau

2 Commentaires

  1. Perrois Christian

    Bjr
    Bravo à ces jeunes pour leur ténacité face à la petitesse de ces politiques molle entre installation et agrandissement
    En tant que apporteur je suis content d,être là pour une installation durable
    Courage

    Réponse
    • Élodie Louchez

      Et bravo donc à toi aussi de les soutenir !

      Réponse

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