Il faut cultiver notre jardin : Tanguy Martin avec son ouvrage « Cultiver les communs » a nourri le nôtre

par | 1 Nov 2024 | 11/2024, Agriculture

Tanguy Martin, en plus de son travail pour Terre de Liens, a décidé d’écrire sur son temps personnel un ouvrage sur le foncier (pas seulement agricole), Cultiver les Communs. La pandémie de Covid-19 aura permis de profiter de son élan pour nous livrer une somme historique, socio-économique et sans doute politique afin d’aider chacun et chacune à s’emparer des outils existants, à notre disposition, pour ne pas laisser filer les terres aux plus offrants. Marxiste, vous avez dit ?

Pourquoi avez-vous décidé d’écrire ce livre Cultiver les Communs ?

Je tiens une réflexion technocritique, avec comme idée principale que la technique peut être quelque chose de très utile, mais qu’elle n’est qu’un moyen. Et que les solutions véritables, elles, sont politiques.

Et notamment en agriculture, on se rend bien compte qu’on a énormément de solutions techniques à disposition. On sait globalement ce qu’il faut faire techniquement et ça ne marche pas. Ou on sait, par exemple, qu’on produit largement assez de nourriture pour nourrir tout le monde et qu’il y a encore des famines. C’est lié à une organisation structurelle – des filières, de l’économie – qui aboutit au fait qu’on produit pour 12 milliards d’êtres humains et qu’il y en a presque un milliard, un peu moins, 900 millions, qui souffrent de la faim.

Et donc l’idée, c’est de déconstruire ce rapport à la technique, au technosolutionnisme, et de remettre la technique au service du travail. Cela m’amène à penser le rapport au travail, un rapport réflexif et critique à son propre travail, et à ce qu’on y fait. 

Je travaille au quotidien autour de l’accès des agriculteurs à la terre, et cette terre est aujourd’hui un lieu où se déroulent de multiples oppressions, par exemple, celle de travailleurs, mais aussi celle de femmes et de personnes racisées. Face à cela, j’essaye de montrer quelles tentatives d’émancipation sont à l’œuvre sur ces questions foncières et comment on pourrait les démultiplier.

Lire aussi : « Justice nulle part, Safer partout ! » : dans le Maine-et-Loire, un projet agricole met le feu aux poudres

Qu’est-ce que le foncier en fait ?

C’est un mot très compliqué, pas très bien compris, très utilisé, très polysémique. Moi, je propose de l’utiliser en disant : la terre était là avant les humains, elle sera là après eux. Elle est dans une dynamique qui est historiquement en évolution, assez autonome des processus humains, et qui, malgré tout, à partir du moment où les humains peuplent la planète, va être en relation avec eux. Et donc le foncier, c’est la terre dans sa dimension de relation avec les humains.

Vous traversez les questions sociales et surtout économiques de la Terre afin de mettre en perspective ce que nous pourrions politiquement en faire aujourd’hui, alors que le foncier est une source aiguë de tension…

C’était vraiment ma question. Parce que l’économie de la terre n’est que rarement abordée, comme le droit foncier, en tout cas dans le cursus d’école d’ingénieur que j’ai fait. C’est qu’il y a un retour à la question de la Terre dans la politique, enfin dans la question agricole, où elle a toujours été un peu présente. Mais dans les questions rurales, de manière plus large. C’est là où c’est vraiment brûlant d’actualité, parce que les effets tampons des crises agricoles qui se multiplient, reposent la question de l’engagement.

L’histoire agricole et syndicale du Grand Ouest nous montre que la terre est au centre d’une conflictualité grandissante entre des options politiques différentes autour de l’agriculture : une vision paysanne basée sur le travail et l’alimentation du territoire, en coopération avec la nature, et une autre qui est au service des profits de l’amont et de l’aval, dans une fuite en avant technologique qui préfère les machines aux travailleurs. Cette dernière option prolonge sans fin la modernisation agricole qui amène à sans cesse remodeler les paysages et détruire les écosystèmes.

Pour la majeure partie des citoyens, cela reste cependant opaque…

En fait, il n’y a plus de lisibilité du tout. En tout cas, la visibilité est perturbée quand le président du plus grand syndicat agricole est un millionnaire, directeur de firme agroalimentaire, accapareur de terres, qui se fait le défenseur des paysans qui n’arrivent pas à joindre les deux bouts.

Si on n’a pas une lecture des distinctions à l’intérieur de la corporation des agriculteurs et si on ne se dit pas que les agriculteurs ne participent pas tous de la même classe sociale, contrairement à ce que dit la FNSEA, on ne peut rien comprendre à ce qui se passe. Comme il n’y a pas une agriculture ou une classe agricole, il n’y a pas une ruralité ou une classe rurale.

Lire aussi : En Mayenne, la rocambolesque (et très banale) histoire de deux bergers en quête de terres

Alors il faudrait faire un rappel historique pour mieux comprendre tout cela et c’est ce que vous faites dans votre livre…

L’agriculture dans le capitalisme et la modernisation agricole en France sont deux histoires qui se chevauchent. L’agriculture française rentre dans le capitalisme en 1804 avec l’instauration du Code civil qui définit la propriété privée moderne notamment de la terre, comme le droit le plus absolu de jouir de la chose, pourvu qu’on n’en fasse pas un usage contraire aux lois.

C’est donc la partie bourgeoise de la Révolution française qui finalement gagne, ce qui aboutit à Napoléon et au Code civil. C’est l’entrée de la terre dans le capitalisme en France et elle devient une marchandise. Néanmoins, ce qui est très drôle, c’est que l’agriculture française ne rentre pas dans le capitalisme dans la mesure où, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, 30 % de la population travaille la terre.

La marchandisation de la terre en France pour l’agriculture scinde alors le monde entre propriétaires et non propriétaires…

Oui, sauf qu’il y a une classe qui bloque, c’est la classe des propriétaires. Les propriétaires fonciers n’ont pas intérêt à la modernisation de l’agriculture. Parce que la modernisation de l’agriculture vient manger leurs pouvoirs. Et donc, il va y avoir une convergence d’intérêts entre une élite agricole qui est fascinée par la modernité et un État qui veut faire entrer l’agriculture dans le capitalisme, et ces deux classes vont s’associer. Cette élite agricole et l’État et les grands fonctionnaires du ministère de l’Agriculture vont s’associer pour définir un programme de modernisation.

Et donc, le premier acte d’alliance, c’est le statut du fermage, qui donne une visibilité de long terme au locataire des terres agricoles, ce qui fait que le fermier, donc le locataire des terres agricoles, va pouvoir investir. Il va pouvoir s’acheter des tracteurs, il va pouvoir s’endetter auprès du Crédit Agricole.

Lire aussi : En lutte contre les « projets à la con » qui accaparent les terres

Et à la sortie de la Seconde Guerre mondiale, on entre pleinement là-dedans…

Le deuxième acte, ce sont les lois portées par Edgar Pisani, qui décide de faire de l’agriculture une force majeure de la France. Et donc, il va falloir orienter le marché. Vu que le libre-échange ne suffit pas, il va falloir, au contraire, réguler les terres pour qu’elles aillent vers les agriculteurs modernisés, les agriculteurs capitalistes.

Et donc, il va mettre en place deux politiques, deux institutions : la Safer (Sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural) et le contrôle des structures des organisations agricoles (avec la CDOA, commission départementale d’orientation de l’agriculture). La Safer oriente le marché des ventes de terres. Le contrôle des structures oriente le marché des locations de terres.

C’est une exception française ?

Effectivement, c’est une exception française. Ça aboutit à la situation actuelle, qui est très intéressante en France : on est resté sur une agriculture de taille plutôt modeste, par rapport à nos voisins. Donc, on a cette agriculture très modernisée, mais très familiale, ou encore très attachée à des personnes physiques, à des travailleurs indépendants, avec très peu de salariés.

Et, à la fois, avec des institutions de régulation de l’accès au foncier, qui continuent à exister, sauf que ce qui étaient les minimas d’autrefois sont devenus les maximas d’aujourd’hui. La tendance actuelle de l’agriculture, c’est qu’elle s’est modernisée et s’est financiarisée, et donc elle est en train de devenir une agriculture de firme.

Les Safer, le contrôle des structures des organisations agricoles, ce sont ces organes-piliers. Vous préconisez que les citoyens s’en réemparent pour ne pas laisser échapper leurs terres à des fonds de pension ?

Alors que ces institutions perdurent, elles sont encore le lieu de bataille politique. Et elles sont problématiques dans leur constitution, puisqu’elles ont été construites pour moderniser l’agriculture, et la modernisation de l’agriculture est une tragédie pour les paysans, pour les paysages.

D’un autre côté, ce sont des conquêtes sociales, parce qu’elles ont donné aux travailleurs, aux travailleuses de la terre, un outil d’auto-organisation sur l’accès à leur outil de travail.

Et donc, la question, c’est de dire : est-ce qu’on ne peut pas s’appuyer sur les côtés émancipateurs de ces institutions, pour en faire autre chose, mais les prendre comme point d’appui ? Derrière ça, il y a une théorie de la transformation sociale, de la transformation écologique.

Et de « cultiver les communs » comme vous dites si bien…

Les graines hégémoniques dans l’agriculture actuelle sont mortifères et détruisent le sol. Ce sont les graines du capitalisme agricole. Si on accepte que l’agriculture capitaliste ne nourrit pas, ne fait pas vivre les paysans et détruit la nature, ce qui est assez facile à prouver malheureusement, si on part de là, qu’est-ce qu’on fait ? De dire, dans tout ce paysage, il y a des institutions qui ne sont pas totalement capitalistes qui existent. Et comment on peut s’appuyer dessus pour construire autre chose ?

Les gens qui se battent pour protéger les terres vont défendre, grosso modo, deux grandes modalités d’action. La première, c’est l’acquisition collective de terres pour les sortir de cette sphère du capitalisme, d’où la montée en puissance de foncières en ce moment, dont Terre de Liens peut être la tête de proue. Ça crée des endroits de respiration par rapport à la marchandisation du vivant, par rapport à l’agriculture capitaliste. C’est extrêmement précieux. Mais ça n’est pas à la hauteur de l’enjeu.

La deuxième modalité, c’est le squat. C’est la ZAD, c’est Notre-Dame-des-Landes qui renverse les récits sur le rapport au vivant. Super, mais pareil, en termes de surfaces, par rapport aux enjeux, on est très loin.

Donc, l’idée, ce n’est pas de dire qu’ils n’ont pas réussi. C’est de dire qu’une fois qu’on a fait ça, une fois qu’on a gagné Notre-Dame-des-Landes, qu’on a fait des ZAD, qu’on fait les Soulèvements de la terre, qu’on remet la question des terres à l’agenda, que Terres de Liens a acheté 10 000 hectares en France, qu’il ne peut pas y avoir un débat à l’Assemblée nationale sans que les députés citent Terre de Liens. Une fois qu’on a fait tout ça, on voit bien qu’acquérir ou squatter des terres tout seul ne suffit pas.

Lire aussi : Alexandre, un « semeur » face au pilleur de terres du Puy du Fou

Et donc d’investir les institutions existantes ?

Une des possibilités, en fait, ça va être d’essayer de transformer ces institutions avec deux options : une option institutionnelle qui passe par la loi qui va redéfinir les schémas directeurs qui s’imposent aux Safer et au CDOA, avec des lois qui vont redéfinir peut-être les légitimités de ces institutions qui se croisent . C’est la voie que prend aujourd’hui le plaidoyer de Terre de Liens, mais aussi d’autres associations comme Agter. De l’autre côté, une option peut-être plus anarchiste ou plus autonome où il faut recréer nos propres institutions et les mettre en concurrence.

Il y a toute l’action syndicale autour du statut de fermage, et notamment la prise en charge par la Confédération paysanne, qu’il faut appuyer. Faire en sorte que les Safer, que les CDOA fonctionnent du mieux possible, aussi avec des élus territoriaux qui peuvent s’impliquer dedans, avec la société civile et les associations de protection de la nature et de l’environnement, qui sont maintenant dans les Safer et dans les CDOA, par exemple. Et en fait, souvent, cette bascule fonctionne à cet endroit-là.

Notre tradition de régulation foncière est un trésor national à sauvegarder. Mais comme toute tradition, elle doit se réinventer pour perdurer. En l’occurrence, elle doit devenir l’instrument d’une démocratie foncière où tous les travailleurs de la terre et tous les citoyens mangeurs et habitant des territoires peuvent jouer leur rôle.

Photo bannière : Tanguy Martin travaille sur la question des terres. Crédit photo : avec la gracieuse autorisation de Bubbly Deer Studio

0 commentaires

Soumettre un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Remembrement : à travers champs

Remembrement : à travers champsde Benjamin...

Alexandre, un « semeur » face au pilleur de terres du Puy du Fou

Paysan voisin du parc d'attractions vendéen,...