La Bretagne et les Pays de la Loire détiennent une forte densité d’établissements agricoles privés. Derrière leur organisation demeure une opacité qui soulève des questions sur leur liberté pédagogique et leur capacité à répondre à la transition écologique. Mais même dans le public, le sujet demeure.
L’Ouest est une région phare de l’enseignement catholique privé français et le demeure aujourd’hui. L’enseignement agricole n’y fait pas exception. Rien qu’en Bretagne et dans les Pays de la Loire, on compte 48 lycées agricoles privés au total pour 20 lycées agricoles publics, selon les données des Conseils nationaux de l’enseignement agricole privé (CNEAP) de Bretagne et des Pays de la Loire et les Directions régionales de l’agriculture, de l’alimentation et de la forêt (DRAAF) locales. Et les Maisons familiales rurales, qui font partie de l’enseignement privé et sont également très présentes dans ces deux régions, ne sont pas considérées dans ce décompte.
L’enseignement agricole privé dépend en partie, comme l’enseignement agricole public, du ministère de l’Agriculture. À l’instar de l’enseignement privé généraliste et professionnel dont une bonne part des coûts sont assumés par le ministère de l’Éducation nationale, une partie du budget du ministère de l’Agriculture est ainsi consacrée au paiement des professeurs et des chefs d’établissement des lycées agricoles privés. Sans être pour autant responsable de leur recrutement, contrairement à ce qui se fait dans le public. Dans le secteur privé, le chef d’établissement est en charge du recrutement des enseignants et le conseil d’administration valide sa candidature.
« L’esprit CNEAP »
Les langues qui se délient au sein des conseils d’administration façonnent ainsi la gestion des établissements agricoles privés. Le conseil d’administration donne ensuite pouvoir au chef d’établissement. C’est d’ailleurs ça, « l’esprit CNEAP », résume l’organisme national gérant l’enseignement agricole catholique privé : « En lien étroit avec leur conseil d’administration et leurs équipes éducatives, les chefs d’établissement élaborent un projet éducatif et un projet d’établissement ayant pour objectif de favoriser la réussite du plus grand nombre. »
C’est aux conseils d’administration que reviennent les « fonctions de décision ou d’autorisation », décrit le Guide du contrôle interne de la CNEAP. Véritables organes délibératifs d’un établissement, ils adoptent les budgets de fonctionnement et d’investissement, ce qui leur donne par exemple la mainmise sur la création d’une nouvelle formation ou l’arrêt d’une autre, ou encore sur les tarifs proposés aux familles. Ils fixent encore les principes d’autonomie pédagogique ou éducative de l’établissement, adoptent ses règlements intérieurs ou les procédures du conseil de discipline… Ils peuvent aussi donner leur avis sur les partenariats ou les interventions au sein même des lycées.
Une composition déterminante
La composition des conseils d’administration peut donc être déterminante pour la trajectoire d’un établissement. Pourtant, sur l’ensemble des 48 lycées agricoles privés présents en Bretagne et dans les Pays de la Loire, aucun d’entre eux n’affiche la composition de son CA sur le site. Nous avons épluché tous leurs sites : rien, niet, nada. Sur les deux régions, un seul établissement sort du lot : l’ESA d’Angers, dédié à l’enseignement supérieur avec une partie BTS, qui affiche l’intégralité de la composition de son CA sur son site Internet. Et seulement deux-trois bons élèves qui donnent le nom de leur président ou présidente. Sur le lot, c’est bien peu.
Or, contrairement aux lycées agricoles publics, leur fonctionnement et leur composition n’est pas définie par le Code rural, qui réclame trois collèges avec des représentants de l’État et des collectivités, des parents d’élève et des organisations professionnelles, et le tiers restant pour les représentants du personnel.
Dans les CA des lycées agricoles privés, un ancien directeur d’établissement nous assure qu’on retrouve tout simplement beaucoup d’agriculteurs, avec parmi eux des adhérents de différents syndicats, sans qu’ils soient forcément sur la ligne de défense de celui-ci. Il y aurait aussi des parents d’élèves et d’anciens élèves qui veulent continuer de s’investir pour leur établissement. Ou encore des représentants de chambres d’agriculture et d’entreprises locales.
Omerta ?
Ce manque de transparence questionne donc. Cette absence laisse beaucoup de questions ouvertes qui rendent l’imagination fertile. Omerta ? C’est ce que certains répondent. Quels desseins servirait-elle ? Pour Laurence Dautraix, co-sécrétaire générale du syndicat Snetap-FSU (classé à gauche) les « CA des lycées agricoles privés peuvent vite ressembler à un cercle d’amis qui pensent la même chose, si on veut résumer. Comme c’est du privé, on peut imaginer que les intérêts défendus ne sont pas forcément au service du politique publique ».
Dans leur « projet d’établissement », les lycées agricoles ambitionnent et assument d’être au service du territoire dans lequel ils sont implantés. Rien d’étonnant, alors, à retrouver des pontes de l’agroalimentaire ou de l’agro-industrie dans les conseils d’administration des lycées agricoles privés de Bretagne ou des Pays de la Loire.
Sauf que leur présence peut être déterminante pour donner leur avis sur les partenariats ou les interventions au sein même des lycées. Le lycée Le Nivot à Lopérec, dans le Finistère, affiche par exemple son partenariat avec la coopérative Eureden, née de l’union des coopératives Triskalia et Groupe d’Aucy, souvent décrite comme l’un des acteurs du productivisme agricole breton et qui compte parmi les plus gros élevages de porcs bretons.
Le syndicat des Jeunes agriculteurs (JA), souligne que sa présence est même régulièrement « sollicitée » pour occuper des sièges dans les conseils d’administration, particulièrement en Vendée. Et que ça lui a permis de proposer une plateforme de mise en lien entre des élèves cherchant un stage ou un apprentissage et des exploitations ou entreprises. Les membres du CA peuvent ainsi se transformer en d’incontournables contacts professionnels.
Un danger pour la transition ?
Et alors que l’un des principaux défis actuellement posés à l’enseignement agricole est d’assurer la transition écologique du secteur, ces administrateurs sont-ils les mieux placés pour orienter les établissements qu’ils président ou dont ils sont membres ? Au groupe Les Établières, en Vendée, le président de longue date Hervé Pillaud, « évangéliste de l’innovation agricole » comme il se décrit lui-même, est activement engagé pour la numérisation de l’agriculture, qu’il estime être un pilier de cette transition, « quel que soit le modèle d’agriculture et la dimension des fermes ».
Cette zone grise n’est toutefois pas la prérogative de l’enseignement agricole privé. Cette opacité et ces jeux d’influence peuvent se ressentir dans le public aussi. Ces dernières années ont par exemple été marquées par l’exemple du lycée agricole Bujault de Melle, dans les Deux-Sèvres, où le syndicat des Jeunes agriculteurs a imposé par exemple une commission de validation des projets personnels des élèves, les PIC, après l’interdiction de la proposition de l’une d’entre elles de proposer des animations autour du véganisme.
Les JA et la FNSEA en première place
La place du syndicat majoritaire FNSEA et de son pendant dédié aux moins de 38 ans des Jeunes agriculteurs dans les CA questionne en tout cas les syndicats minoritaires. À la Confédération paysanne, Étienne Heulin résume : « Oui c’est compliqué pour nous d’être représentés, car il y a un historique avec les FDSEA ou les JA de ne pas laisser la Confédération paysanne y rentrer. Mais c’est autant dans le public que dans le privé. Dans le privé par contre, il y a un peu plus l’idée que les problèmes se règlent en famille plus que par la représentativité. Et tout ça ne nous permet pas de bien défendre d’autres modèles agricoles ». Actuellement, seul deux représentants de ce syndicat président des CA de lycées agricoles en France, dans le public.
Véronique Le Floc’h, présidente de la Coordination rurale, complète : « Les lycées agricoles veulent désormais apparaître neutres. Avant, ils ne faisaient intervenir que la FNSEA et ses fédérations locales, mais aujourd’hui, ils seraient partants pour intégrer des syndicats minoritaires. Sauf que les autres s’y opposent, c’est une sorte de guerre de chapelles. »
Et l’agriculture biologique ?
De son côté, Thomas Montagne, paysan référent de l’enseignement agricole à la Fédération nationale d’agriculture biologique (FNAB) souligne que tant que la bio ou l’agroécologie ne sont pas inscrits dans les programmes – ce pour quoi plaide la FNAB – ces enseignements sont effectivement « soumis à la volonté des établissements agricoles, qu’ils soient publics ou privés ».
Pour la FNAB, l’enjeu serait d’être représentée dans les CA à la hauteur des 12 % de la surface agricole que la bio recouvre ou des 14 % d’actifs agricoles qu’elle représente, ce qui est loin d’être le cas. « L’absence de législation sur le pluralisme de l’enseignement agricole nuit à l’agriculture et au développement de la durabilité de l’agriculture ou de la bio », conclue-t-il.
Vers une nationalisation ?
En l’absence de transparence, l’opacité qui règne sur les conseils d’administration constitue également un obstacle pour les enseignants. « Même nous, on a du mal à savoir qui compose le CA, décrit Nadège Deladoeuille, co-secrétaire nationale de la CGT enseignement privé, syndicat classé à gauche. Ça nous complique la tâche si on veut remonter par exemple des problèmes qu’on rencontre avec un chef d’établissement, qui gère directement les recrutements dans le privé. »
Pour éviter ces difficultés, la CGT plaide pour une nationalisation des lycées agricole privés. Une proposition qui pourrait paraître complètement utopique face à l’emprise du privé dans l’Ouest. Deux lycées agricoles privés ont pourtant récemment rejoint le public en France, dont celui du Grand Blottereau à Nantes, en 2014.
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