Joachim Benet Rivière : « L’enseignement agricole renvoie à l’agriculture et à la ruralité, mais c’est une idée reçue »

par | 27 Sep 2024 | Culture et société, Ruralité

À quoi ressemble l’enseignement agricole ? Quels sont ses liens avec les syndicats majoritaires et la vision productiviste qu’ils défendent ? Quelle est la place des savoirs agroécologiques au sein des enseignements ? Éléments de réponse avec Joachim Benet Rivière, sociologue de l’enseignement agricole technique et des formations professionnelles, au Gresco (Groupe de recherches sociologiques sur les sociétés contemporaines) à Poitiers.

Qu’est-ce qui caractérise l’enseignement agricole français ?

De prime abord, l’enseignement agricole renvoie à l’agriculture et à la ruralité. Mais c’est une idée reçue. Ce terme continue de masquer la réalité et n’a d’agricole que le nom.

Pour le comprendre, il faut revenir à son histoire. Dans les années 1960, l’enseignement agricole avait deux fonctions : former les agriculteurs et former les enfants d’agriculteurs, éloignés des établissements généraux et professionnels, à d’autres métiers. Et ce afin d’assurer la modernisation. Les lycées agricoles ont donc répondu à ces fonctions et se sont tout de suite ouverts à d’autres formations, en particulier pour les filles.

Aujourd’hui, la majorité des filières ne sont pas agricoles. 40 % des élèves du secondaire y suivent des formations de services à la personne, issues des formations ménagères de l’époque. Les élèves qui ont des parents agriculteurs ne représentent quant à eux que 10% des effectifs. L’enseignement agricole s’ouvre donc sur de nouveaux secteurs et de nouveaux publics, avec le développement de la formation technique, scientifique et des passerelles avec l’enseignement supérieur.

L’enseignement agricole remplit également une autre fonction : la remobilisation scolaire pour des jeunes éloignés de l’école. C’est le cas dans les classes de quatrième et troisième, mais aussi dans les CAP (Certificat d’aptitude professionnelle) et les MFR (Maisons familiales rurales).

Enfin, l’enseignement agricole s’inscrit dans une logique de transmission familiale, avec la culture du terroir et un attachement au milieu local.

Vous expliquez que, contrairement aux idées reçues, l’enseignement agricole a un lien fort avec le milieu urbain et périurbain. Pour quelles raisons ?

L’enseignement agricole vient du milieu urbain, de l’Île-de-France, avec la création de formation d’horticulteurs au XIXe siècle. On connaît notamment l’École du Breuil qui forme, encore aujourd’hui, les jardiniers de la ville de Paris. Les espaces périurbains, avec leurs grandes surfaces disponibles, étaient aussi disposés à accueillir des établissements. 

Ensuite, comme on pensait que les paysans avaient un retard culturel, les lycées agricoles avaient un rôle d’élévation du niveau scolaire des enfants d’agriculteurs [Ils ont d’ailleurs toujours une spécificité : les cours d’éducation socioculturelle]. En rapprochant les élèves de la ville, des activités culturelles, on imaginait qu’ils rattraperaient ce retard.

Et puis, certaines institutions comme Les Apprentis d’Auteuil ont mis en place des lycées agricoles pensés comme centre d’apprentissage pour les jeunes urbains. Historiquement, ils avaient des annexes pour les envoyer dans les campagnes. A contrario, les MFR ont essayé de transposer leur modèle pédagogique dans le milieu urbain.

Parmi les raisons, on peut aussi citer le développement de l’agriculture urbaine et l’implantation de l’enseignement agronomique en milieu urbain.

Lycées, MFR, quelles sont les différents types d’enseignement agricole et donc de pédagogie ?

Les lycées publics et privés reposent sur le même modèle que les lycées professionnels, avec un apprentissage pratique et un stage de dix semaines. Une exploitation agricole dans l’établissement permet aux élèves d’expérimenter. Les savoirs scientifiques constituent les savoirs les plus importants.

A contrario, les MFR ont une pédagogie basée sur l’alternance. Les élèves passent la moitié de l’année scolaire dans l’entreprise. Ce modèle est plus proche de celui de l’apprentissage. Les savoirs pratiques y sont les plus importants. Les MFR accueillent plus d’élèves éloignés de l’école que les lycées agricoles. Elles ont joué pleinement ce rôle de remobilisation scolaire.

Autre spécificité, l’enseignement agricole public est rattaché au ministère de l’Agriculture et non à l’Éducation nationale. Pourquoi ?

C’est une spécificité, mais à déconstruire. Certes, il y a un attachement à avoir un enseignement indépendant par rapport à l’Éducation nationale. Et le ministère de l’Agriculture a un intérêt à garder cela car la majorité de ses effectifs sont dédiés à l’enseignement agricole.

Mais l’enseignement agricole est une institution carrefour, comme le disait le sociologue François Cardi. Il est sous la tutelle du ministère de l’Agriculture, mais on peut y trouver des formations de l’Éducation nationale. Le diplôme le plus important de l’enseignement agricole, c’est d’ailleurs le bac pro.

Ensuite, l’une des raisons qui explique cette spécificité, c’est que l’enseignement agricole est lié aux politiques agricoles. Avec un point important, la présence de la FNSEA [le premier syndicat agricole français] dans la gestion politique des lycées. Leurs représentants sont présents dans les conseils d’administration. Le président est souvent un membre du syndicat. L’enseignement agricole privé a un modèle de gestion plus autonome, mais a la crainte d’être avalé. Il y a donc une combinaison d’intérêts entre le ministère, les syndicats et les établissements privés.

La présence de la FNSEA au sein des établissements n’oriente-t-elle pas l’enseignement agricole vers un modèle plus productiviste ?

Historiquement, les politiques agricoles se sont faites en cogestion avec la FNSEA. Mais il y a une omerta sur la place de ce syndicat au sein de l’enseignement agricole. Les établissements n’en parlent pas trop et c’est donc difficile de voir comment s’exerce cette influence. Par exemple, les commissions qui établissent les référentiels de formation réunissent des syndicats agricoles. Mais on constate une opacité sur les discussions de construction de ces référentiels.

Dans le milieu agricole, ce sont plutôt les formations pour adultes qui vont valoriser un autre modèle. Il y a un clivage historique entre les formations initiales orientées vers le productivisme et les formations pour adultes qui s’adressent à des personnes en reconversion, non issues du milieu agricole, et qui sont promotrices d’agroécologie. Celles-ci ont notamment permis le développement de l’agriculture biologique.

Dans quelle mesure la formation agricole initiale, dans le secondaire, prend-elle en compte les enjeux agroécologiques ?

On constate une introduction progressive aux savoirs agroécologiques. Les formations initiales et pour adultes convergent vers une réduction des produits chimiques. Dans la formation initiale, cela se traduit par l’expérimentation de nouvelles techniques sur les exploitations agricoles des établissements.

Toutefois, les élèves sont réticents à l’égard de ces techniques, jugées moins efficaces dans la logique productiviste. Dans leur représentation, l’agroécologie est vécue comme une injonction politique car elle est associée à l’écologie. Les élèves sont très attachés à l’idée de « nourrir tout le monde ». Ils ne sont pas hostiles en tant que tel à l’agroécologie, mais ils souhaitent avant tout nourrir le monde.

Et puis, il y a le modèle enseigné et les expériences pratiques rencontrées lors de stage. Celles-ci viennent contredire les enseignements agroécologiques. Les élèves se retrouvent confrontés à différents modèles ce qui complexifie leur formation.

Lire aussi : « Bon madame, vous êtes gentille avec vos idées d’écolos » : comment enseigner le changement climatique en formation agricole ?

Comment mieux transmettre ces savoirs agroécologiques à ces futurs agriculteurs et agricultrices ?

Il existe tout un débat et des désaccords chez les chercheurs pour savoir comment transmettre ces nouvelles connaissances. Il faut déjà revenir au fait que l’agroécologie est souvent associée à la transition écologique, une notion de politique publique floue. La transition agroécologique, c’est une manière de dire qu’il n’y a pas de transformation radicale, pas de rupture. Cela va dans le sens d’un renforcement du modèle conventionnel qui serait plus durable.

Souvent la réponse apportée aux problématiques écologiques est de l’ordre technologique et numérique. Dans l’agroéquipement, par exemple, cela passe essentiellement par la machine pour limiter le gaspillage d’eau ou d’intrants chimiques. C’est presque une caricature de penser l’agroécologie à travers les grandes machines. Ça ne répond pas aux enjeux écologiques et ça maintient les agriculteurs dans une forme de dépendance. Mais c’est la réponse de l’agro-industrie fournie aux élèves. Des formations existent pour permettre de retrouver de l’autonomie par rapport aux agro-industriels, comme celles de l’Atelier paysan, mais elles concernent les adultes.

L’une des questions, c’est donc de savoir comment on appelle les élèves à repenser leur rapport au vivant. Cela se fait à travers l’éducation socioculturelle notamment, par le biais des enseignements. Des artistes se rendent aussi parfois en résidence dans les lycées agricoles. C’est un espace de réflexion pour les élèves mais cela reste marginal dans leur emploi du temps

Enfin, il existe un débat sur la présence des filles qui aurait permis de développer l’agroécologie. C’est un débat dangereux. Les garçons et les filles auraient construit un rapport au vivant différent alors que c’est le produit d’une éducation et d’une socialisation. Le discours selon lequel les filles et les femmes ont une autre conception du vivant peut les essentialiser.

Parlons du genre justement. L’enseignement agricole, réputé majoritairement masculin, intègre-t-il désormais pleinement les filles ?

La part des filles est plus importante dans l’enseignement agricole que dans les lycées professionnels. Elles représentent presque 50 % des effectifs, un poids important.

Toutefois, elles sont majoritairement présentes dans des filières ou certaines spécialisations qui préparent moins aux métiers agricoles : dans les formations de services à la personne, les filières hippiques ou l’horticulture.

A contrario, dans le bac pro équipement, qui forme les réparateurs et les commerciaux, on trouve 98 % de garçons. Il y a donc une ouverture importante aux filles dans l’enseignement agricole, mais au sein des filières, on retrouve la même ségrégation de genre que dans l’enseignement professionnel.

Ensuite, on constate un problème au niveau des politiques publiques, qui pensent la mixité du côté des filles. Celles-ci ont tendance à mettre en avant le portrait de femmes agricultrices alors qu’on a rarement des politiques de communications qui incitent les garçons à investir des filières majoritairement féminines.

Enfin, la plus grande présence de femmes est une réponse à la crise du renouvellement mais les filles s’autocensurent contrairement aux garçons. Elles sont également plus souvent en difficulté pour trouver des maîtres de stage dans les filières majoritairement investies par des hommes.

Enfin, l’enseignement agricole est très lié à la politique, dont le paysage est en plein bouleversement. Comment l’avancée de l’extrême droite influe-t-elle sur la formation agricole ?

L’enseignement agricole accueille des élèves en situation de vulnérabilité : élèves en situation de handicap, jeunes placés en familles d’accueil, migrants allophones, etc. Cela résulte d’une histoire issue du catholicisme social qui a proposé des formations à des élèves fragiles ou démunis. Ces derniers représentent une ressource, une solution pour répondre à la crise de recrutement des métiers agricoles. Mais ces populations sont aussi les plus directement visées par les politiques d’extrême droite. Une politique d’extrême droite bouleverserait donc les fondements de l’enseignement agricole.

Photo bannière : Joachim Benet Rivière est sociologue de l’enseignement agricole et professionnel. Crédit photo : Joachim Benet Rivière

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