« Bon madame, vous êtes gentille avec vos idées d’écolos » : comment enseigner le changement climatique en formation agricole ?

par | 27 Sep 2024 | Culture et société, Ruralité

Alors que le Giec pointe le poids de l’agriculture intensive dans le changement climatique et la nécessité de se tourner vers des pratiques agroécologiques, comment cette transformation est-elle enseignée dans les formations agricoles ?

En 2012, Alexandre Medot, un agriculteur installé à Arquenay (Mayenne) a passé son Brevet professionnel de responsable d’exploitation agricole (BPREA). « À cette époque, on parlait déjà de la bio, mais c’est quand même le conventionnel et l’industriel qu’on apprenait à l’école. Quand je parlais de faire des cultures d’orties, j’étais pris de haut, se remémore-t-il. Le changement climatique, on le survolait, alors que ça modifie tout. Là, il faudrait qu’on mette en place nos cultures un mois avant. »

Étudiante en BTS à l’École supérieure des agricultures (ESA d’Angers) entre 2001 et 2003, Amélie C. ne se souvient pas non plus avoir abordé la question. « On ne parlait pas encore de tout ça. On commençait à parler des semences paysannes. À l’époque, on était en plein débat sur les OGM. »

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Dans son dernier rapport publié en février 2022, le Giec (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) pointe pourtant l’impact du changement climatique sur l’agriculture. Et inversement. Si, nationalement, plus de 20 % des émissions de gaz à effet de serre viennent de l’agriculture, le bouleversement climatique en cours joue aussi sur l’agriculture.

Entre 1981 et 2010, la production mondiale de céréales a baissé de près de 10 %. Comme le rappelle le Réseau action climat, « le rapport indique que les pratiques agroécologiques, telles que la diversification des cultures ou l’agriculture biologique, permettent non seulement d’atténuer le changement climatique mais aussi de s’adapter à ses conséquences ». Dans un monde à plus deux degrés, comment enseigner ce changement aux professionnels du monde agricole de demain ? S’agit-il de seulement proposer de s’adapter sans rien changer ?

Le sociétal et le scolaire

« À l’ESA, nous enseignons le changement climatique à nos étudiants depuis au moins vingt ans mais au début cela concernait essentiellement (mais pas seulement) les étudiants se spécialisant en environnement », indique Joséphine Pithon, enseignante-chercheuse en écologie et responsable de la spécialisation en environnement dans le programme ingénieur de l’ESA.

L’établissement compte environ 3 000 étudiants et des promos d’ingénieurs compris entre 150 et 200 élèves. L’enseignante détaille : en première année, « tous nos étudiants apprennent ce qu’est l’anthropocène et l’impact des activités agricoles sur l’environnement » ; en deuxième année, « ils participent tous à une fresque du climat et suivent des cours sur le contenu des rapports du Giec » ; en troisième année, « ils doivent tous valider un module intitulé « Changements globaux »». Ensuite, les élèves-ingénieurs peuvent opter pour la majeure « transition environnementale et durabilité ».

« Ce qui est nouveau, c’est la prise de conscience sociétale. Il y a 20 ans déjà, des promos avaient manifesté pour réclamer plus de cours sur l’environnement », se rappelle Joséphine Pithon. Signe des temps : en septembre 2022, l’École supérieure de l’agriculture est devenue l’École supérieure des agricultures.

Pour autant, l’enseignante le concède volontiers : « Il y a une augmentation des volumes d’enseignement dédiés à ces choses-là. L’environnement est l’un des axes d’évolution de la formation, mais il y en a d’autres, comme le numérique. » Tous les dix ans environ, « on met à plat le contenu de notre programme ingénieur ». Si le programme ingénieur est du ressort de l’ESA, le programme des BTS agricoles relève du ministère de l’Agriculture.

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« C’est une rupture totale »

« En BTS, il y a eu un gros changement en 2014 avec la rénovation des programmes », indique Emmanuel Drouin, enseignant en économie et politiques agricoles à l’ESA dans différents BTS et chargé de mission pour la CFDT. « En 2014, c’était Stéphane Le Foll [ministre de l’Agriculture, ndlr]. Tous les programmes ont été mâtinés d’agroécologie. Avant, il y en avait, mais là, c’est une rupture nette. »

Il s’est amusé à faire la recherche « climat » dans le programme du BTS métiers de l’élevage et « ça apparaît 46 fois dans un document de 300 pages ». « Si on ne croit pas en la science, il ne faut pas aller dans l’enseignement supérieur. » En juin 2024, un article publié dans la revue géographique Norois se penche sur l’enseignement agricole et le changement climatique [1]. Grâce à une étude réalisée auprès de 194 étudiants, ils apprennent que 85 % d’entre eux sont « très sensibles à la question du changement climatique ».

« Quand je suis devenue prof, je me suis dit: « Ola… On est dans un milieu avec des œillères ». » Douze ans plus tard, Charlotte Lelièvre est toujours enseignante en agronomie, production animale et végétale au Campus de Pouillé, situé aux Ponts-de-Cé, au sud d’Angers. « On était déjà dans un processus de transition agroécologique », se remémore-t-elle.

Elle évoque néanmoins la prise de conscience progressive du péril climatique : « Quand je suis arrivée, certains aboyaient quand je parlais du changement climatique. Quand je parlais de rotation longue ou d’arrêter la monoculture, des élèves me disaient : « Bon madame, vous êtes gentille avec vos idées d’écolos. » Aujourd’hui, je n’ai pas d’élèves climatosceptiques. Ils sont vachement ouverts et se rendent bien compte des problématiques. »

L’enseignante se voit comme une passeuse chargée de remplir la « boîte à outils» de ses élèves. « Je ne dis pas que l’agriculture productiviste n’a pas d’avenir, mais je fais passer le message de manière plus intelligente… De toute façon, ils déduisent par eux-mêmes que le modèle d’hier ne convient pas aux enjeux de demain. »

Ce rôle des établissements agricoles est aussi souligné par les auteurs de l’article publié dans la revue de géographie. « [Ils] constituent la source d’informations la plus mobilisée par les étudiants. Ils s’affirment comme des espaces d’échanges interactifs au sein desquels les opinions sur le changement climatique se forment et se transforment. »

Pour autant, les auteurs notent que les connaissances « portant sur le changement climatique restent encore faiblement enseignées ». « Cette confrontation [d’idées] n’est pas tant nourrie par des connaissances académiques […] que par les expériences de vie relatées par les différents acteurs du système scolaire : étudiants et enseignants. »

Les chercheurs notent que c’est l’engagement de ces derniers à titre individuel « dans des actions de lutte contre le changement climatique » qui joue un rôle. « En définitive, il apparaît que les établissements agricoles sont des lieux cruciaux d’actualisation des normes et règles de comportements des étudiants. »


[1] L’enseignement agricole et ses publics face au dé du changement climatique: quelles croyances ? Pour quels modes d’action ?, Rachel Levy, Nicola Gallai et Jean-Pierre Del Corso, pages 191 à 199. Article payant accessible ici.

Photo bannière : Comment enseigner le changement climatique en formation agricole ? Une question qui se pose notamment à l’ESA, l’École supérieure des agricultures. Crédit photo : Maxime Pionneau

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