Face à la toute-puissance de l’agro-industrie, des élus et leurs partenaires engagés dans la citoyenneté de proximité tentent de reprendre le pouvoir sur leur alimentation, en mettant en place des alternatives pour repenser l’assiette de leur terroir.
Peut-on encore faire bouger les lignes lorsqu’on est élu local et est-ce la bonne échelle pour cela ? C’est la question posée lors de la table ronde consacrée à l’autonomie politique des campagnes, organisée lors des États généraux du Post-Urbain, le 14, 15 et 16 juin 2024 à Ploërdut, en Bretagne.
Au cœur des échanges – entre des élus locaux pour la plupart – le thème de l’alimentation, un sujet de santé publique qui est souvent affaire de choix éminemment politiques, dans les cantines scolaires notamment.
« On vote trois fois par jour quand on remplit nos assiettes »
Et pour ceux qui s’intéressent à la question, qu’ils soient maire, conseillère régionale ou ancien élu local, c’est un travail de longue haleine. En Bretagne, la secrétaire nationale adjointe du parti Les Écologistes, Claire Desmares-Poirrier, a fait de l’alimentation l’un de ses chevaux de bataille au conseil régional, où elle siège depuis 2021. « Amener le sujet dans les débats, c’est facile, on vote trois fois par jour quand on remplit nos assiettes. En revanche, faire bouger les lignes, c’est compliqué », estime l’élue régionale, également agricultrice.
Dans l’ombre, la force du lobby de l’agroalimentaire, dont l’économie de la Bretagne reste très dépendante. « Aujourd’hui, l’enjeu, c’est la concurrence déloyale entre l’agriculture conventionnelle ultra subventionnée et l’agriculture biologique, poursuit Claire Desmares-Poirrier. Mais c’est un sujet dont on ne peut pas discuter librement, il y a une omerta. J’ai reçu des menaces de mort après un débat sur les algues vertes au conseil régional. Les intimidations sont nombreuses et il faut résister. C’est dur, mais on n’a pas le choix, ce n’est pas Paris qui va de s’occuper de ça pour nous. »
Une cantine ouverte qui tisse du lien
Si le combat fait toujours rage au conseil régional de Bretagne, dans l’Isère, des actions concrètes se mettent déjà en place afin de mieux manger. À Châtel-en-Trièves, la maire Fanny Lacroix porte le projet « Bien manger ensemble » dans sa petite commune de 200 habitants, depuis son élection en 2020. Sous son impulsion, la municipalité a racheté une ancienne colonie de vacances en friche pour y rénover la cuisine centrale, qui alimentera dès septembre 2024, la vingtaine d’enfants de l’école et les habitants qui le souhaitent, au sein d’une cantine ouverte, cœur du projet.
Lire aussi : Quand les cantines scolaires déploient leur propre potager
Un portage à domicile de repas, ouvert à tous et pas seulement aux personnes en perte d’autonomie, viendra compléter l’offre par la suite. Entre 200 et 300 repas pourraient, à terme, sortir de la cuisine centrale chaque jour et quatre emplois vont être créés pour les préparer.
« C’est important en tant que maire de créer des actions concrètes visibles. Cette cantine ouverte, c’est un projet de cohésion sociale, qui recrée du lien entre les habitants et de la vie dans le village, autour de bons repas faits à partir de produits locaux, souligne Fanny Lacroix. Tout le monde pourra venir y manger les œufs de Mathilde, la viande de Jean-Pierre et Hervé, les fromages de chèvres d’Alain… Ça a du sens, aussi bien pour le territoire que pour ses habitants, on peut tisser du lien entre les producteurs et les consommateurs par le coup de fourchette. »
Ce projet, en passe de voir le jour après plusieurs années de travail, a malgré tout un coût. « On va passer de 3,50 € à 6,50 € par repas. Mais c’est la municipalité qui va assumer ce coût. On fera moins d’enrobés et plus de bons repas pour les enfants ! C’est un choix politique, mais on se débrouillera pour trouver les marges d’équilibre ailleurs. L’important, c’est qu’on puisse tous manger des produits locaux de qualité, en permettant aux producteurs locaux d’être rémunérés correctement. J’espère que cette cantine ouverte servira d’exemple à d’autres petites communes et montrera que ce modèle est possible à mettre en place. »
« Le risque de pénurie alimentaire en France n’est pas un fantasme »
Stéphane Linou aussi a conscience de l’importance du rôle que peuvent jouer les élus locaux dans la mise en place d’une alimentation plus saine et plus locale. Initiateur du mouvement locavore dans les années 2000 et lui-même ancien élu départemental de l’Aude et ancien conseiller municipal, il a choisi de sensibiliser les élus locaux au sujet de l’alimentation par le prisme de la sécurité civile.
Depuis quatre ans, il propose des formations sur ce thème partout en France. « C’est une stratégie, assume Stéphane Linou. La sécurité alimentaire est une question qui n’est pas traitée et qui est pourtant liée de près à la question de l’ordre public au niveau national. Le risque de pénurie alimentaire en France n’est pas un fantasme, il est démontré que ça pourrait arriver. Il y a des risques d’émeutes si on venait à manquer de nourriture. Ni l’État, ni les préfets, ni les collectivités locales n’ont de plan, alors qu’il y a des enjeux de sécurité civile », détaille celui qui a fait tout un travail universitaire sur le sujet.
Lire aussi : Finistèrestes, une coopérative au service des produits déclassés bretons
Évangéliser les questions liées à l’alimentation
Lors de ses formations, Stéphane Linou travaille avec les élus sur l’importance de prendre ce risque au sérieux en l’incluant dans la planification stratégique municipale. Il leur propose aussi de participer au « défi locavore et bas carbone », un prétexte pour amener les élus à inventorier les productions locales sur leur territoire et mieux anticiper une possible pénurie.
Pour Stéphane Linou, les projets comme celui que Fanny Lacroix porte dans sa commune sont une des clés pour éviter les problèmes de sécurité civile que pourrait engendrer une pénurie alimentaire.
« Il faut construire un système qui permettrait de sécuriser l’accès à l’alimentation en France. Il y a des choses simples qu’on peut mettre en place pour y arriver : réapprendre aux gens à cuisiner, mettre des produits locaux au menu des cantines et mieux rémunérer les paysans, assure le formateur auprès des élus locaux. Il faut évangéliser le sujet, car on est tous concernés. »
Déconstruire les discours dominants de l’agro-industrie
Un point sur lequel Claire Desmares-Poirrier le rejoint. En plus de ses prises de position tranchées au conseil régional, la numéro 2 des Écologistes essaie de mettre en lumière aux yeux du grand public le rapport de force qui s’est installé entre agro-industrie et ceux qui la conteste.
« Il faut déconstruire la fameuse idée selon laquelle les agriculteurs « nourrissent l’humanité« et qu’il n’y a pas d’alternatives à l’agriculture conventionnelle. L’agriculture intensive, aujourd’hui, ça rend malade les agriculteurs et l’environnement. Et des alternatives, il y en a, mais elles sont plus difficiles à faire vivre, car elles manquent de moyens. La PAC (politique agricole commune) favorise les plus gros. Il y a un virage structurel à prendre », insiste Claire Desmares-Poirrier.
Lire aussi : Les hypermarchés au cœur du problème alimentaire ?
Photo bannière : Claire Desmares-Poirrier, conseillère régionale de Bretagne, et Stéphane Linou, formateur auprès des élus locaux, se battent tous les deux pour faire de l’alimentation un thème central des débats politiques. @Crédit photo : Manuella Binet
0 commentaires