Véritable enjeu des élections européennes du 9 juin, l’agriculture et ses acteurs européens offrent une énorme caisse de résonance aux clivages entre citoyens sur cet immense terrain de jeu, plus encore depuis les éclats de la crise manifestée en début d’année, des Pays-Bas à l’Allemagne en passant par la Pologne, l’Espagne et bien sûr la France. Tour d’Europe en cartes et en chiffres pour mieux comprendre ce qui attend demain nos territoires.
Ce qu’on y produit, ce qu’on y mange
Des céréales
et du lait
Si l’Europe était une grande ferme, on y trouverait majoritairement des céréales et du lait, qui représentent à eux deux pas moins de 30 % de la production agricole totale européenne. En 2022, les agriculteurs européens ont fourni 271 millions de tonnes de céréales et 160 millions de tonnes de lait cru.
… mais aussi de la viande
La production de viande, c’est là aussi une des spécialités européennes. En 2022, par exemple, 22,1 millions de tonnes de viande de porc ont été produites. A chaque pays sa spécialité. L’Hexagone devrait rester le premier producteur de viande bovine, devant l’Allemagne, l’Espagne et l’Irlande ; l’Espagne, elle, est en passe de devenir le premier producteur de viande porcine, devant l’Allemagne et le Danemark, et domine déjà le marché des ovins. La Grèce, quant à elle, truste la première place pour la viande caprine.
Des légumes
et des fruits
59,8 millions de tonnes. C’est la somme des cultures de fruits et légumes récoltées en 2022. Les trois légumes frais les plus cultivés sont les tomates en Italie, les oignons aux Pays-Bas et les carottes en Allemagne. Quant aux fruits, la Pologne est le principal producteur de pommes. L’Italie, la Grèce et l’Espagne dominent le secteur des pêches et l’Italie est le principal producteur de poires.
Une production peu diversifiée…
Les fermes européennes sont peu diverses dans leur production. Trois cinquième ont des productions spécifiques. Seuls 19,3 % des fermes proposent une agriculture mixte ; des exploitations avec différents types de cultures et de bétails.
… qui fragilise la souveraineté alimentaire
Pandémie de Covid-19, guerre en Ukraine, crise climatique, récentes manifestations d’agriculteurs ont remis la question de la souveraineté alimentaire sur le devant de la scène. Si l’UE a signé un nouveau record d’exportation en 2023 – avec, au menu, beaucoup de céréales, de produits laitiers et de vin – la production baisse dans certains pays, comme la France.
Et c’est aussi le monde qui nourrit l’Europe, avec des importations de fruits, d’oléagineux et protéagineux, de café, de thé, d’épices, de protéines végétales comme le soja, d’intrants, etc. À la tête des pays qui fournissent ces denrées, on retrouve le Brésil (11% des importations), devant le Royaume-Uni et l’Ukraine.
L’agriculture confiée à d’autres pays
Malgré les conséquences pour les agriculteurs, pour l’environnement comme pour les consommateurs, l’UE ambitionne de confier davantage la production alimentaire à des pays tiers. Elle développe des accords de libre-échange à l’instar des fameux Ceta et traité avec le Mercosur (Argentine, Brésil, Uruguay, Paraguay).
Ce dernier, souvent présenté comme un accord “viande contre voiture”, renforce la position de ces pays dans leur rôle agro-exportateurs : le Mercosur représente déjà plus de 70 % des importations européennes de viande bovine et 50 % de celles de viande de volaille.
La faim progresse en Europe
En parallèle, la faim progresse en Europe. En 2022, 8,3 % des Européens étaient dans l’incapacité de s’offrir un repas contenant de la viande, du poisson ou un équivalent végétarien tous les deux jours, soit un point de pourcentage de plus qu’en 2021. Les populations de Bulgarie, Roumanie et Slovaquie sont particulièrement touchées.
Comment produit-on en Europe ?
L’Europe recense pas moins de 9,1 millions de fermes en 2020, dont près d’un tiers se situent en Roumanie. Elles sont également légions en Pologne, en Italie et en Espagne.
Des fermes familiales
L’agriculture européenne reste encore de nos jours une histoire de famille. Les exploitations sous gestion familiale où 50 % ou plus de la main-d’œuvre agricole est fournie par des travailleurs familiaux représentent la quasi-totalité des fermes européennes.
Mais les exploitations non familiales, peu nombreuses, ont la mainmise sur l’agriculture européenne. Elles ne représentent qu’à peine 10 % des fermes en UE mais mobilisent beaucoup de ressources (près de 40 % des terres agricoles) et dominent également le marché de la production avec, par exemple, environ 45 % des unités de bétails.
Les petites disparaissent, les grosses s’agrandissent
Près des deux tiers des exploitations agricoles ont une taille inférieure à cinq hectares et la taille moyenne d’une ferme européenne est de 17,1 hectares (69 hectares en France). Toutefois, bien qu’elles ne représentent que 3,6 % des exploitations européennes seulement, les grosses fermes d’au moins 100 hectares utilisent plus de la moitié de la surface de production.
Cette domination des “gros” conduit à la mort des plus petits chaque année. Entre 2010 et 2020, trois millions de fermes ont disparu. Et sans surprise, ce sont les domaines de moins de cinq hectares les plus touchés, quand les exploitations d’au moins 100 hectares, elles, gagnent du terrain. Des chiffres qui reflètent les mouvements de fusion d’exploitations entre elles et la volonté d’aller vers toujours plus grand.
Vers des fermes devenues usines
S’agrandir, aller toujours plus loin… Les fermes-usines en sont l’exemple parfait. Opposées aux fermes familiales, ces “usines” agricoles illustrent le basculement de l’agriculture vers l’industrie, avec des systèmes automatisés, une production de masse, un modèle ultra-compétitif, et des activités tournées vers d’autres domaines économiques.
Elles se développent un peu partout sur le territoire européen, à l’est de l’Allemagne et en Europe centrale, mais aussi à l’Ouest… Même s’il est difficile de les comptabiliser faute de données communes, comme le déplore Greenpeace.
L’ONG enquête depuis quelques années sur cette question en France, en s’appuyant sur les ICPE (les Installations classées pour la protection de l’environnement). Et les chiffres sont affolants : 3 010 fermes-usines où les animaux sont entassés, dont plus des deux tiers se trouvent dans le Grand-Ouest, parsèment le territoire.
Des exemples de fermes-usines, démesurées, nocives, on en retrouve partout, comme aux Pays-Bas, où la plus grande “Gebroeders Van Bakel” de Vredepeel accueille 2 250 vaches (Greenpeace). En Espagne, une coopérative rêve de construire une ferme-usine de plus de 23 000 vaches laitières. Si la branche espagnole de l’ONG a fait arrêter temporairement le projet, la société a amené l’affaire devant les tribunaux et ne renonce pas. L’entreprise, loin d’être novice en la matière, possède la plus grande usine de vaches laitières d’Espagne (et peut-être de l’Union européenne), avec 8 000 animaux dont 4 700 vaches laitières adultes.
Dans la péninsule ibérique toujours, on peut retrouver un énorme complexe de l’entreprise El Pozo où les truies donnent naissance à 650 000 porcelets chaque année ou encore une exploitation qui comptabilise plus de 860 000 poules.
Et la bio et l’agroécologie dans tout ça ?
Quelle place reste-t-il pour une production de qualité, respectueuse des écosystèmes, des animaux et bénéfique pour la santé des travailleurs comme des consommateurs ? Pas grand chose.
La bio et l’agroécologie restent des modèles de niche et ne représentent qu’un dixième des terres cultivées. Cela augmente certes, mais doucement. L’objectif annoncé par l’UE d’une augmentation à 25 % des surfaces consacrées au bio à l’horizon 2030 semble encore lointain.
D’autant plus que l’agriculture biologique, récupérée par les lobbys et le secteur agroalimentaire, a elle aussi tendance à s’industrialiser. Dans les rayons de supermarché, il n’est plus rare de trouver des tomates bio en hiver, cultivées sous des serres chauffées. Un type de culture qui ne permet ni de préserver les sols, ni de limiter les impacts sur la biodiversité et qui produit des aliments pauvres en nutriments.
En Espagne, pays connu pour sa production maraîchère et ses immenses serres visibles depuis l’espace, les dérives de la bio intensive (pressions sur les écosystèmes et les ressources en eau, mais aussi sur les ouvriers étrangers) sont régulièrement pointées du doigt.
La chimie vent debout
Quant aux pesticides, l’UE n’avance pas significativement sur leur réduction. Le volume utilisé reste globalement le même qu’il y a 30 ans. Le travail de lobbying porte ses fruits : les ventes de pesticides ne baissent pas. La Commission européenne, quant à elle, a renouvelé l’autorisation d’utilisation du glyphosate pour dix ans fin 2023.
Dans sa course pour une agriculture productiviste et compétitive, l’Union européenne veut aussi faciliter la commercialisation de « nouveaux OGM » dans nos assiettes, les NGT [New Genomic Techniques].
Au total, l’agriculture européenne est également responsable d’environ 11 % des émissions de gaz à effet de serre du continent.
Un modèle sponsorisé
par la PAC
Cette vision d’une agriculture industrielle, compétitive, au service des marchés, se retrouve dans les aides de l’Union européenne, celles de la PAC, la politique agricole commune, premier poste de dépense européen (près d’un quart des dépenses). En 2022, pas moins de 58,3 milliards d’euros ont été distribués aux 27 Etats membres.
La France est de loin celle qui en bénéficie le plus, suivie par l’Espagne et l’Allemagne. À l’inverse, l’île de Malte est le plus faible bénéficiaire avec 19 millions d’euros seulement.
Ce système entretient les inégalités et favorise les gros. Ses opposants pointent sa responsabilité dans la dépendance des agriculteurs vis-à-vis des primes ou encore l’instabilité des prix agricoles, alignés sur les marchés mondiaux et inférieurs aux coûts de production. Un modèle au détriment des paysans, de la paysannerie et de l’écologie.
Des terres et des humains
L’accès aux terres, un enjeu majeur
En Europe, les fermes représentent 38,4 % des terres. Là encore avec de nombreuses disparités selon les pays.
Problématique majeure, l’accès au foncier reste très disparate. Les raisons ? Les facteurs nationaux (comme les lois), les facteurs régionaux ou encore les facteurs de productivité localisés. Mais aussi la bataille pour l’usage des terres : l’artificialisation gagne chaque année du terrain.
Résultat : le prix des terres et des loyers varient considérablement d’un territoire à l’autre, en fonction de leur rareté notamment (en moyenne 10 578 € l’hectare). Pour sécuriser l’accès aux terres pour des pratiques durables, des initiatives européennes émergent comme le réseau Access to land, dont le but est de développer des pratiques foncières innovantes qui contribuent à la régénération rurale et au processus de ruralisation à travers le monde.
Derrière l’agriculture, des agriculteurs
L’agriculture en Europe, c’est avant tout des personnes qui, chaque jour, cultivent la terre. La colère agricole récente des agriculteurs européens l’a rappelé. Le secteur emploie 8,6 millions d’agriculteurs, dont 1,8 million de ces paysans vivent en Roumanie, pays le plus agricole de l’UE.
À l’instar des fermes, la part des chefs d’exploitation, qui représentent 4,2 % des travailleurs de l’UE, a diminué de l’ordre de 25 % entre 2010 et 2020. Et la population agricole est vieillissante : le renouvellement des générations constitue un enjeu à l’échelle du continent. Un tiers des chefs d’exploitation étaient âgés de 65 ans et plus, en 2020, et la majorité avait plus de 55 ans.
Des revenus aléatoires
La question du revenu est profondément collée à l’image de l’agriculteur et revient régulièrement sur le devant de la scène.
Selon les chiffres de la Mutualité sociale agricole, en 2016, un tiers des agriculteurs français auraient touché une rémunération mensuelle de moins de 350 €. Dans l’Union européenne, les revenus des agriculteurs varient largement d’un Etat membre à l’autre et avoisinent les 28 786 € en moyenne. Les exploitants d’Europe du nord et de l’ouest sont en moyenne bien mieux rémunérés que ceux d’Europe centrale et de l’est.
Les exploitations gérées par les femmes et les jeunes de moins de 40 ans enregistrent les plus faibles revenus selon un rapport du Parlement européen, qui note que le “revenu agricole reste inférieur à la moyenne des autres secteurs de l’économie dans presque tous les États membres, équivalant à 47 % des salaires et traitements bruts moyens dans l’économie de l’Union”.
Des crises à répétition qui lessivent les humains
En Europe, les crises se succèdent, épuisant les agriculteurs : quotas, embargo russe et guerre en Ukraine, crises dans le secteur du lait, volatilité des marchés, crise de la bio, etc. Cet hiver, un peu partout en Europe, pour des raisons diverses, la colère s’est fait entendre. Si elle est redescendue, elle est loin d’être éteinte.
Alors, ne serait-il pas temps de revoir le modèle agricole européen pour un système plus vertueux, alors que les terres et les hommes sont à bout de souffle ? Partout en Europe, des voix se lèvent pour proposer des alternatives. Pour une agriculture européenne qui respecte les hommes, les femmes et les territoires.
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