Crédit photo: Pauline Roussel
Le chemin de vie de Pauline Saint Girons, 38 ans, n’est pas en ligne droite. Il est fait de déconstructions, de débâcles, de floraisons, d’un peu de cran et d’ouverture aux gens. Depuis 2020, elle est installée à Soudan (Loire-Atlantique) comme productrice de plants bio. Écolo, féministe et lesbienne, elle a trouvé un champ où créer et s’émanciper.
Les mains qui s’enfoncent dans la terre. La terre qui s’enfonce sous les ongles. Les racines des fleurs craquent, un peu, sous la pression du pouce et de l’index. « Faut gratouiller avant de les rempoter et de les ranger dans la clayette [cageot, ndlr]. »
Des jeunes pousses de soucis, juliennes, agastaches ou encore de pensées sauvages jonchent la table sur tréteaux. « Je ne produisais que du comestible au départ. Mais les fleurs, c’est la première chose que tu dois planter dans ton potager pour nourrir la biodiversité avant d’essayer de te nourrir toi-même. »
Changeons de plants. C’est le nom de la petite entreprise agricole de Pauline Saint Girons. Et ça lui va bien. Depuis 2020, elle est installée, seule, comme productrice de plants bio de légumes, de plantes aromatiques, de petits fruits et de fleurs à La Nouais. Un hameau isolé et enfoncé dans les terres humides de Soudan, dans le pays de Châteaubriant, en Loire-Atlantique.
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Coup de cœur
Sous la serre tunnel, Coline aide Pauline. Louison, leur fille de 16 mois, patauge dans le bac à terreau. « Mais qu’est-ce que tu fais là amour ? Tu es un petit plant d’aubergine ? » Pauline chatouille la bouille pleine de malice de Louison avant de filer dehors.
Mains sur les hanches, elle observe son champ de 6 000 m². Une pairie ensoleillée, bordée d’une forêt où résonne le ramage confus des oiseaux. À 300 m de là se trouve la maison familiale.
La paysanne de 38 ans dégage un je-ne-sais-quoi de singulier. Une allure affirmée et vulnérable à la fois. Une voix calme, mais un franc-parler.
Haute saison
Pauline réajuste son bonnet. Elle couvre toujours ses cheveux courts. Aucune mèche n’y échappe. « On m’appelle la dame à la casquette sur les marchés », sourit-elle.
Les marchés, justement, vont reprendre. On est à l’aube du mois de mars et la haute saison commence. La pression monte. Jusqu’en juin, Pauline va devoir envoyer. Elle retourne rempoter ses plants, ses « petits bébés ».
Sa sensibilité au vivant pourrait laisser croire qu’elle a grandi ici. « Mais non ! Je suis issue du bitume de Paris ! »Pour en sortir, il a fallu se déconstruire progressivement, se questionner pour mieux s’émanciper des stéréotypes sociétaux.
Déconstruction
« J’ai d’abord travaillé dans le marketing pour des gros groupes. » Elle mime le dégoût avant d’éclater de rire. « Vers 25 piges, je commence un job dans la médiation culturelle et sociale. Mais l’aliénation continue. Au boulot, je prends l’avion comme on prend le bus pour me rendre sur le terrain partout en France… Dans mon couple – une relation hétéro – je suis en total décalage avec mon copain… Je n’en peux plus. »
Pauline ressent une urgence écologique qui taquine aussi son intimité. Elle a besoin de cohérence.Un burn-out et une rencontre avec Coline plus tard, elle déménage à Nantes en 2013 et découvre la permaculture.
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Du bitume à la verdure
« J’ouvre enfin les yeux sur mon environnement et je me rends compte que je possède une compétence dont j’ignorais tout : j’aime travailler dehors, peu importe le temps. » Pendant 5 ans, elle se forme. Après l’obtention d’un Brevet professionnel responsable d’entreprise agricole (BPREA) en cultures légumières, elle crée sa petite pépinière où « on n’exploite pas la nature ». Elle rejoint les 25 % de femmes cheffes d’entreprises agricoles[1] et les 6,9 % certifiées bio.
Pauline attrape un pot et l’examine à la lumière. Les yeux plissés, elle commente : « Elle est bizarre la monarde citron. Il n’y a pas de cotylédon [feuille primordiale constitutive de la graine, ndlr] alors que les racines sont là, étonnant… On verra bien. » Elle repose la fleur comestible. « On a beau connaître la théorie, en pratique on apprend tous les jours. »
Une partie de ses graines sont auto-produites. Pauline veille à respecter la faune et la flore qui l’entourent. Pas de mécanisation si ce n’est un tracteur tondeuse d’appoint. Une godinette campagnole comme principal outil pour dessiner ses lignes de cultures en prairie. Un ralentissement de la production en été pour préserver l’eau. Des moutons compagnons de travail. Etc.
Conditions d’existence
« Face à la crise environnementale et sociale, je pense que les femmes sont vectrices de changement. Mais il ne faut pas que cela devienne une nouvelle injonction qui nous assigne encore à des rôles domestiques. » La productrice se dit féministe plus qu’éco-féministe. « Il existe non pas un, mais des éco-féminismes. Dans une acceptation large, ce terme visibilise des initiatives de femmes qui entremêlent messages féministe et écologiste », définit Constance Rimlinger, sociologue et autrice de Féministes des champs. Du retour à la terre à l’écologie queer.
En couple lesbien, Pauline ne relie pas – non plus – son approche de la terre à sa culture féministe et queer[2]. Pourtant, dans sa vie professionnelle comme personnelle, elle est animée par l’envie de reprendre en main ses conditions d’existence. Ou, plus cash : « d’arrêter de subir et faire des choix de vie ».
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Sexisme ordinaire
« Se lancer seule dans une entreprise agricole n’a pas été simple. Dans ma tête, j’étais une éternelle seconde. Je tiens cela de mon éducation, je suis issue d’un milieu de mini-bourgeois catholiques » Au départ, la paysanne ne se sent pas de légitimité en tant que femme néo-rurale.
Pauline fait des réactions épidermiques à la misogynie. « Le lien entre écologie et féminisme queer passe par des actes plutôt qu’une grande théorisation : visibiliser les minorités, souligner les réflexes patriarcaux, inviter les autres femmes et personnes queer à se réapproprier les outils pour gagner en confiance… », analyse l’autrice de Féministes des champs.
Ruralités et féminismes
Pour défier l’ordre sexué dominant en agriculture et « se former sans être oppressée », Pauline se tourne vers des collectifs en non-mixité ou en mixité choisie. Lors de son installation, elle organise un chantier « entre nanas » pour clôturer sa prairie. Puis, elle rejoint le groupe femmes du Civam de Loire-Atlantique et s’assied sur la roue arrière du tracteur de l’affiche du film Les Croquantes de Isabelle Mandin et Tesslye Lopez, qui retrace les vécus de femmes agricultrices.
« Dans ce groupe, on parle de répartition subie ou choisie à la ferme, de nos règles, de la gestion pro et perso… À travers mon vécu de lesbienne, je pense que certaines femmes ont pris conscience des schémas hétéronormés qui les traversaient. »
Fierté rurale
Localement, Pauline contribue à la création de réseaux féministes : participation à un festival féministe à Châteaubriant, à la« Grande Boum », « une fête pétillante » pour briser l’isolement des personnes queer en ruralité…
Selon la sociologue, cette « revitalisation politique » de la campagne par les femmes queer est à replacer dans le mouvement global du retour à la terre.« Les travaux de l’historienne Catherine Rouvière montrent que, depuis les années 1960, les vagues successives de personnes néo-rurales ont systématiquement contribué à remodeler les milieux locaux, que ce soit à travers l’agriculture biologique, le rapport au genre, etc. » En ruralité, les femmes queer ne sont pas un groupe distinct. Elles font partie d’un tout et nouent des alliances avec les populations locales.
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Intégration
« Je me souviens m’être demandé comment les locaux allaient vivre notre arrivée avec Coline. Des urbaines, écolos, lesbiennes… Ça fait beaucoup ! Finalement, on a fait connaissance et ça n’a gêné personne. C’est trop cool ! », lance Pauline, avec une joyeuse désinvolture. De « bobo » urbaine, elle est devenue « bio bio » paysanne et se fond dans le paysage.
Sous la serre, le rempotage s’achève. Une action qui permet aux petites pousses de grandir. « Sortir de mon carcan a été long. J’ai fait plein de petits sauts. Néanmoins, je suis consciente que le milieu dont je suis issue a facilité mon cheminement jusqu’à cet épanouissement. »
Collectif et avenir
Enjouée, Pauline scande : « Tadaaaa, on a fini de rempoter ! ». Elle se tourne vers ses légumes et empoigne son arrosoir : « À votre tour d’être chouchouter. »
Pour le moment, et comme beaucoup d’agriculteurs et agricultrices, Pauline peine encore à se rémunérer. Depuis toujours, elle nourrit le souhait d’ouvrir sa pépinière à une autre personne associée.
Au cours de ses enquêtes, Constance a échangé avec de nombreuses personnes désireuses de s’installer à plusieurs, mais qui rencontraient des difficultés économiques et sociales.Cet idéal va à l’encontre d’une culture agricole ancrée dans la notion de propriété des terres, sacrée problématique de nos jours : « Les termes “propriétés privées” et “exploitations” font plutôt frémir bon nombre de femmes queer néo-rurales. Rien qu’en cela, elles redessinent les normes agricoles. »
[1] En 1970, elles n’étaient que 8 %.
[2] Le terme queer désigne les personnes issues de la communauté LGBTIA+ (lesbiennes, gays, bisexuelles, trans, intersexes, asexuelles, …). Quant au féminisme queer, il est issu de cette communauté minoritaire et constitue « un ensemble de discours et pratiques associés pour transgresser l’hétéronormativité » (Source : La Grenaille).
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