Crédit photo: Maxime Pionneau
Né en février 2024 dans les Pays de la Loire, le collectif Viti-F regroupe des professionnelles du vin bio et nature ayant décidé de s’unir pour mieux combattre le sexisme auquel n’échappe pas le très masculin monde du vin. Pour ces femmes, c’est aussi l’occasion de réinventer une technique et des outils pensés par et pour les hommes.
Après un hiver plié dans ses quasi quatre hectares de vignes, sécateur en main, c’est le dernier jour de taille pour Émilie Tourette-Brunet. Un beau soleil d’avril surplombe les coteaux du Layon et la commune de Chaudefond-sur-Layon où se situe le chai de cette vigneronne de 43 ans. Celle qui, hormis pendant les vendanges, travaille seule, témoigne d’une réalité toute féminine : « Je ne peux pas utiliser les sécateurs les plus ergonomiques car je n’arrive pas à les fermer… Mes mains sont trop petites. Du coup, je prends du matériel plus basique, mais qui au moins existe dans des tailles plus petites… Ça me fatigue plus le poignet, mais j’y arrive… »
C’est un consensus qui tient quasiment du lieu commun : le monde agricole est masculin. Celui du vin également. Selon des chiffres du service statistique ministériel de l’Agriculture, les femmes représentent 26% des chefs d’exploitations ; 16,1% le sont dans la viticulture. « Ce qui en fait la première orientation, rassemblant près de 21 000 exploitantes », note cette publication de mars 2024. Pourtant, de la culture de la vigne aux salons, le monde du vin n’est pas exempt de violences sexistes et sexuelles. Face à cette réalité dont le compte Instagram Paye ton pinard dénonce régulièrement les agissements les plus graves, le collectif Viti-F est a été lancé en février 2024 sous l’égide de la Coordination Agrobiologique (Cab) Pays de la Loire.
Lire aussi : S’installer en agriculture : homme-femme mode d’emploi
“Savoir qui est la patronne”
« Ça a commencé au salon Canons, en mars 2023, des vigneronnes m’ont dit qu’il fallait que ça dure tout l’année », se rappelle Kady Sonko, conseillère en viticulture bio et biodynamique pour le compte de la Cab qui regroupe 70 vignerons et vigneronnes des Pays de la Loire, mais aussi de Bretagne et de Normandie. Dédié au vin naturel et réservé aux vigneronnes, le salon Canons[1], organisé à Nantes, serait « très spécifique » : « Celles qui y présentent leurs vins ne se sentent pas jugées. Dans les autres salons, on cherche à savoir qui est la patronne, car quand on voit une femme derrière le comptoir, on pense qu’elle n’est que commerciale ! » L’air de rien, l’un des quatre axes de travail du collectif est posé : que les femmes soient en sécurité dans les salons.
« Beaucoup de vigneronnes arrêtent de faire des off, ces petites réunions après les salons : c’est là où se décide des ventes et où l’alcool coule à flot, témoigne Kady Sonko. C’est aussi des moments de danger pour les vigneronnes et les femmes du monde du vin. Il peut y avoir des dérapages, alors que ça reste un lieu de travail. » Membre du collectif aussi féminin que féministe, Émilie Tourette-Brunet complète : « Je n’y vais pas. En fin de journée, le taux d’alcool est assez élevé et on peut avoir des gens un peu lourds qu’il faut remettre à leur place. J’ai envie de décompresser, pas d’être sur mes gardes » Pourtant, elle sait : « C’est là où des ventes peuvent se sceller. » Un moindre mal.
Lire aussi : La saga Hacquet
Le matériel agricole est-il sexiste ?
Aujourd’hui, Viti-F revendique une trentaine de membres vigneronnes, cavistes ou sommelières. Outre les salons pour lesquels une charte a été édictée, le collectif s’est donné pour mission de promouvoir la parité dans les instances viticoles, mais aussi de prévenir les violences sexistes et sexuelles à travers des cercles de paroles. « Les femmes n’osent pas porter plainte, car le monde du vin est très petit, notamment le monde du vin nature, on vit un peu dans un milieu où tout le monde sait et personne ne dit rien », témoigne la conseillère de la Cab. « En se mettant en collectif, on se rend compte qu’on a des problèmes communs et c’est plus facile à résoudre à plusieurs », ajoute Émilie Tourette-Brunet pour qui les expériences sexistes qu’elle a vécues était « très intériorisées » jusqu’à l’explosion du mouvement #MeToo en 2017.
Le collectif compte également se pencher sur l’adaptation du matériel viticole. « On pourrait adapter le matériel pour qu’il soit plus ergonomique, plus adapté. Les tracteurs sont souvent pensés pour des grandes personnes », précise Kady Sonko. Idem pour les tenues de traitement difficiles à trouver en petites tailles ou les sécateurs. « Ça n’intéresse pas les professionnels de développer ces outils, car ils partent du principe que c’est monsieur qui fait », estime Émilie Tourette-Brunet. « Comme madame n’a pas les outils pour, elle ne fait pas. C’est un cercle vicieux ! La cible, c’est le travailleur idéal qui fait 1,85 m, 90 kg et a de grandes mains ! » Un inadaptation qui touche aussi les hommes de petites tailles et pousse les femmes à… s’adapter.
Stratégies d’évitement
« J’ai appris à travailler sans tracteur », témoigne la vigneronne ligérienne. Une nécessité autant qu’un choix pour celle qui évite le travail du sol : quand elle s’installe, on ne voulait pas la laisser conduire ou lui prêter un tracteur. A l’inverse, son frère qui reprend l’exploitation de chevaux n’a aucun souci à se faire prêter un véhicule. Elle met aussi en place « des stratégies d’évitement » pour éviter de trop forcer : « Mes cuves sont sous mon pressoir. Comme ça, j’ai une manutention en moins. » A l’automne, le collectif Viti-F organise une formation en non-mixité sur cette question de l’adaptation du matériel.
« La non-mixité en agriculture, ce n’est pas récent : ça existe dès les années 1960 dans le cadre d’organisations professionnelles agricoles », indique Chloé Le Brun, enseignante chercheuse en sociologie à l’école d’ingénieurs de Purpan, à Toulouse et autrice d’une thèse sur la féminisation de la viticulture. « Ces collectifs émergent pour des raisons diverses : certains ont une portée plus commerciale, d’autres se revendiquent féministes. C’est aussi des espaces de parole, d’échange, de libération de la parole, de conscientisation des expériences et inégalité. Mais cette liberté de parole ne s’exporte pas toujours à l’extérieur du collectif. »
Lire aussi : « On a aidé des femmes à éviter le pire » : en Mayenne, une association au chevet des agricultrices
Après s’être penchée sur trois collectifs et avoir observé celles qui subissent le « sexisme ordinaire » du monde viticole, la chercheuse constate une récurrence : « Toutes les vigneronnes que j’ai rencontrées m’ont parlé de leur non-représentation dans les organisations professionnelles. » Autre point : « De nombreuses femmes qui s’installent hors du cadre familial galèrent à trouver des financements auprès des banques qui ne prenaient pas leur projet au sérieux… »
Avant de prendre la clé des champs et de fendre la campagne angevine accompagnée de son chien Kobé, Émilie Tourette-Brunet a traversé nombre d’univers sociaux. De sa première année de médecine (qu’elle obtient avec succès mais qu’elle quitte à cause du côté « grivois » omniprésent) au monde de l’édition parisien (où « des auteurs estimaient qu’ils avaient suffisamment d’aura pour qu’on finisse dans leur lit »), elle observe que « dans tous les mondes où [elle a] été, il y a du sexisme ». Celui du vin ne serait pas pire que les autres. Maintenant, le soleil joue à cache-cache au-dessus de ses vignes qui bourgeonnent. Un coup de gel est craint pour la fin de semaine. Tout est toujours incertain : le pire comme le meilleur.
[1] La rédactrice en chef des Champs d’Ici, Élodie Louchez, est l’une des créatrices et organisatrices de ce salon.
0 commentaires