Laure Dobigny est socio-anthropologue et maître de conférence à l’Université Catholique de Lille, chercheuse au sein de la chaire ETH+ (Ethique, Technologie, Humanités) du laboratoire ETHICS, son travail porte sur les énergies renouvelables, l’auto-production locale dans les communes rurales, les changements énergétiques et sociaux. En plongée avec des groupes d’agriculteurs en Allemagne, Autriche et France, elle a étudié leur rapport à la dynamique collective autour de l’autonomie.
Alors que les débats sur la question climatique font couler aujourd’hui beaucoup d’encre, comment les citoyens que nous sommes, et les agriculteurs les premiers concernés par ces bouleversements envisagent-ils notre rapport à l’énergie et ses tensions?
Comment implique t-on les agriculteurs aujourd’hui au centre de ce débat, comme de futurs énergiculteurs?
Différents modèles sont possibles mais il y a des modèles en France où l’agriculteur peut se retrouver pieds et poings liés avec le danger des développements actuels, de la méthanisation par exemple.
Ce qui est intéressant ici, c’est qu’on produit les deux, du gaz et de l’électricité. Mais le réseau technique gazier existe déjà, donc la facilité est d’aller dans ce sens, les gens ne changent rien à leur mode de vie, ce qu’on peut comprendre.
Mais lorsqu’on reste sur le même système technique, l’agriculteur reste alors un producteur de gaz contractualisé et si la politique publique change, ce qui est déjà arrivé plusieurs fois notamment de leur demander de faire des cultures dédiées, puis d’arrêter, arrêter les subventions en fonction des tergiversations, et donc là, l’agriculteur est soumis à ces politiques et ces revirements, et donc économiquement cela peut être assez désastreux pour lui.
La France a t-elle toujours considéré les agriculteurs de cette façon, à son service ?
C’est plutôt autour du tournant de l’agriculture industrielle que tout cela se formalise alors même que l’agriculteur est plutôt autonome et c’est bien tout ce qu’on lui reproche ! Il a une grande autonomie qui perdure au point que c’est ce moteur là qui lui a permis en pionnier, en tant que catégorie socio-professionnelle de mettre en place les énergies renouvelables parce que tous ont un rapport à l’autonomie qui n’est pas le même que dans d’autres professions. Et tout cela bascule au milieu du 20ème siècle où l’on va vouloir former les agriculteurs à une autre manière de pratiquer leur métier et de les rendre dépendant en amont et en aval de leur production.
Un éleveur de porcs en Bretagne me rappelait justement : « On n’est plus que des transformateurs, depuis le grain jusqu’à l’abattage, on nous prend en charge, et nous on transforme juste le porc de petit à grand.» C’est une histoire qui a 60 ans.
C’est aussi le système énergétique qui est très centralisé, et on comprend bien que les différents acteurs « énergéticiens » ont tout intérêt à garder la main mise sur l’approvisionnement et donc on crée un système ou l’agriculteur fournit du gaz, ou de l’électricité, point.
C’est un peu une course en avant que vous décrivez, ou existe t-il d’autres façons de voir les choses?
Ce système pose en effet des problèmes à tout point de vue pour la sobriété et la baisse des consommations qui pourtant semblent inéluctables aujourd’hui.
Mais, ce n’est que dans cette perspective que l’on peut imaginer un futur plus soutenable et des modèles locaux conçus par des agriculteurs eux-mêmes qui ont des bons résultats, avec des riverains qui ont de l’énergie locale, pas chère, et donc d’une bonne robustesse face aux tensions globales, comme celle de la guerre en Ukraine qui n’a pas fait vaciller les territoires les plus autonomes.
En fait, les agriculteurs ont toujours été moteurs de l’innovation contrairement à l’imagerie qui voudrait qu’ils soient uniquement conservateurs. L’agriculteur est forcément généraliste et c’est sa force, il est mécanicien aux heures où les garages ne sont pas ouverts, il est forgeron, il est menuisier, j’en passe, ce qui leur permet d’être inventifs et de multiplier les connaissances dans la perspective autonome et donc de pouvoir créer des systèmes autour des gains énergétiques.
Vous avez des exemples?
Ce sont les innovations techniques qui viennent des agriculteurs eux-mêmes parfois. Dans les groupes que j’ai étudié en Autriche, il s’agissait de faire de l’huile de colza même si ce n’est pas radicalement nouveau, mais surtout d’en faire pour une coopérative de 150 agriculteurs pour utiliser tout cela, et là c’était nouveau en terme d’organisation. Dans ce cas précis, ils sont allés chercher des ingénieurs et ont fait fabriquer une machine, une huilerie, à destination des 150 agriculteurs en coopérative. Et qui depuis, a été répliquée au profit de tous.
En France, c’est souvent grâce aux CUMA ( Coopérative d’Utilisation de Matériels Agricoles) que des projets de ce type s’initient et c’est toute la force de la coopération agricole. Mais il faut interagir avec les autres acteurs locaux et c’est là que tout devient plus compliqué, puisque nous avons du mal à penser en France des projets multi-partenaires et sur des plans différents, publics et privés. La défiance envers le monde agricole en est la cause et vice versa, puisque les agriculteurs se méfient énormément des acteurs publics qui freinent les avancées de ce type d’initiatives. Excepté lorsque certains de ces agriculteurs sont eux-mêmes élus, ce qui permet de faire la synthèse et de dimensionner le projet à la hauteur des justes besoins.
C’est peut être une des clés de réussite à venir des territoires. A suivre donc!
Pour aller plus loin :
Dobigny L. (2015). « Le rôle central des agriculteurs dans les projets d’EnR. Apports pour une socio-anthropologie des énergies renouvelables », in Zélem M.-C., Beslay C, (eds), Sociologie de l’énergie, Paris, CNRS Éditions, pp. 349-356. En libre accès en ligne: https://books.openedition.org/editionscnrs/26169
Dobigny L. (2012). « Produire et échanger localement son énergie. Dynamiques et solidarités à l’œuvre dans les communes rurales », chap. 8, in Papy F., Mathieu N., Ferault C. (eds), Nouveaux rapports à la nature dans les campagnes aujourd’hui, éd. Quae, coll. Indisciplines, pp. 139-152. En ligne:
https://www.cairn.info/
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