« Le développement du tourisme est consubstantiel à la société industrielle »

par | 14 Juin 2023 | Littérature, Tourisme

L’industrie du tourisme serait elle dans une « transition » désirable ? Ce n’est pas l’avis d’Henri Mora, qui a publié l’année dernière aux éditions L’échappée « Désastres touristiques ».

Henri Mora, auteur de « Désastres touristiques ». Crédit Vincent Peyret – GA presse

Ce livre documente les nombreux Désastres touristiques : « émissions de gaz à effet de serre et nombreux dégâts environnementaux, artificialisation de la nature, sur fréquentation, altération des rapports humains, folklorisation, construction de grands projets inutiles, hausses des prix de l’immobilier, etc. » Une des tendances représentatives de ce « désastre » est le développement du dark tourism. Qu’est-ce que c’est ?
Henri Mora : Si du 18e au début du 20siècle, l’aristocratie et la bourgeoisie ont privilégié le thermalisme, le littoral et la montagne, le tourisme classique s’est ensuite généralisé à toute la population dans les années 1950, 1960 et 1970. Les progrès technologiques, l’augmentation des revenus et l’aménagement des législations sociales associés à une doctrine du loisir donneront à un plus grand nombre les moyens de visiter les lieux de villégiature des privilégiés, mais aussi de nouveaux lieux produits d’une planification du développement du tourisme de masse ordonné par l’Etat (plans neige, mission Racine, Miaca).

Le dark tourism apparaît plus tard dans les années 1990 et 2000. On cherchait alors à étendre le tourisme dans l’espace et dans le temps. Le concept de dark tourism a réussi à élargir le domaine de la mise en tourisme aux lieux de souffrance, de catastrophe naturelle ou industrielle et de misère dans le monde mais aussi à l’appliquer au réel, au social, au quotidien. Son caractère scandaleux et polémique mais aussi globalisant a rendu la touristification généralisable. Le dark tourism a ouvert la possibilité de rendre touristique tout ce qui ne l’était pas et de construire aussi une « réalité » façonnée pour le plus grand nombre afin d’attirer les nouveaux clients. Ne voit-on pas certains producteurs ou artisans ouvrir leur ferme ou atelier aux touristes ? Selon Xavier Noulhianne dans Le ménage des champs, le pâturage des animaux serait même organisé en fonction des heures d’ouverture et d’accueil des touristes…

Le penseur écolo Bernard Charbonneau critiquait déjà le tourisme dans les années 1980 en assurant : « si ‘‘les gens’’ trouvaient chez eux ce qu’ils cherchent en vain toujours plus loin, une partie d’entre eux ne céderait pas à la panique estivale ». Le développement du tourisme est-il révélateur de la perte de sens de nos sociétés industrielles et marchandes ?

Le développement du tourisme est consubstantiel à la société industrielle. Et la généralisation de la marchandisation impose une dichotomie entre réalité et représentation tarifée.
Charbonneau dénonçait déjà le tourisme dans les années 1930. Dans « Le sentiment de la nature, force révolutionnaire » paru dans le Journal intérieur des groupes personnalistes du Sud-Ouest, il s’en prenait à la bourgeoisie qui par le tourisme travestissait le sens qu’elle donnait à la nature. Mais nous n’étions alors qu’au début du tourisme de masse. En 1980, lorsque Charbonneau souligne cette « panique estivale » dans Le feu vert, le tourisme de masse se concentre essentiellement l’été dans le littoral et dans quelques villes. Mais le tourisme des années qui vont suivre se généralise à toutes les saisons et à l’ensemble des territoires. Et l’arrivée de l’informatisation de la société dans les années 2010 va faire entrer le tourisme dans une tout autre dimension. Une simple photo sur Instagram peut créer une destination. Les réseaux d’ambassadeurs développés par les offices du tourisme demandent aux habitants de faire la promotion de leur chez-soi : paradoxalement on demande aux gens de trouver chez eux ce qu’ils vont chercher toujours plus loin… pour le proposer aux autres.

Dans le tourisme comme ailleurs, on parle beaucoup de « transition ». Depuis la pandémie et l’arrêt temporaire du tourisme, beaucoup veulent croire à des changements vertueux dans le tourisme. Que penser, par exemple, des écrits du sociologue Jean Viard appelant à la mise en place de règles, de contrôles ou d’une « charte des bons usages du voyage » ?

Le secteur du tourisme a souffert de la pandémie. Mais cette vulnérabilité n’a pas réduit l’engouement de la société pour le voyage. Le surtourisme pose des problèmes que les promoteurs se doivent de régler.

Mais cette gestion et planification du trafic des touristes ne risquent-elle pas de rendre la fluidité contraignante et de remettre en cause la liberté de circuler, chère à la marchandisation ? Quant à monsieur Viard, il tenait il n’y a pas si longtemps, un tout autre discours, soutenant la liberté de chacun de faire le tourisme qu’il souhaitait… L’aveugle aurait-il retrouvé la vue ?
Aujourd’hui, dans des régions entières, une large majorité de la population dépend des revenus du tourisme. Que répondre aux « professionnels et leurs salariés qui se retrouvent à défendre leur activité comme étant essentielle pour leurs territoires » ?
La remise en question d’une activité n’est pas simple et encore moins pour celles et ceux qui en dépendent. Notre société s’appuie sur la marchandisation : on produit et on travaille contre rémunération, détournant ainsi les besoins directs en besoins d’argent. L’essentiel n’est plus de répondre aux nécessités mais seulement de développer la marchandisation. C’est pourquoi le tourisme – aussi vulnérable soit-il en période de « crises », de guerre, de conflits sociaux – colonise l’économie de régions entières en modifiant nos rapports humains et sociaux, en transformant la réalité en simple curiosité, en artificialisant et en bousillant le monde. Sortir de l’économie marchande ne peut se réaliser qu’à l’échelle de la société tout entière, mais c’est la seule réponse que je pourrais leur donner.

Propos recueillis par Vincent Peyret


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